Il est une opinion trop répandue dans les milieux artistiques : les productions d’aujourd’hui sont, a priori, meilleures que celles d’hier et moins bonnes que celles de demain. La vogue actuelle de la déconstruction vient encore la conforter. Bien sûr, le jazz n’est pas épargné. La croyance au progrès dans l’art y fait rage, y compris chez ceux que l’on aimerait classer parmi les amateurs éclairés. Ainsi j’ai connu un directeur de festival, et non des moindres, taxer de gardiens du temple, non sans un brin de condescendance et de commisération, les adeptes du  jazz  dit classique.
Pour lui comme pour tant d’autres, rien de plus irréaliste que de faire figurer dans ses programmes de tels musiciens. Trop désuets. Définitivement obsolètes. Un seul critère, être à la mode – et qu’importe la qualité de la musique !

es deux exemples qui suivent – mais il en est d’autres, et c’est heureux ! – démontrent avec éloquence l’absurdité d’une telle position. Se choisir un maître parmi les musiciens-phares, explorer son œuvre, s’en inspirer, rien de plus fructueux.

Ainsi, le pianiste Jean-Baptiste Franc a choisi de rendre hommage, avec son trio, à Erroll Garner, dans un album au titre éloquent Garner in my Mind (1). Choix judicieux. Garner est atypique, sans véritable précurseur et, jusqu’ici, de continuateur digne de ce nom. Quant à Jean-Baptiste Franc, le jazz fait partie de son univers depuis son enfance. Son grand-père, René Franc, fut le meilleur clarinettiste que connut en son temps l’orchestre d’André Réwéliotty. Quant à Olivier Franc, son père, il est, à l’heure actuelle, le meilleur disciple de Sidney Bechet. Baignant dans un tel climat, le jeune Jean-Baptiste a acquis au piano une expérience précieuse. Au point que son père l’a engagé dans son orchestre et qu’il prend une part non négligeable au succès remporté, depuis des années, par celui-ci.

La formule du trio met en valeur ses qualités : technique sans faille, sens du swing, imagination. Rendre hommage à Erroll Garner relevait du défi. Or  celui-ci est relevé avec brio. Loin de se livrer à une copie servile, le pianiste a capté la façon unique de créer, par un subtil décalage des deux mains, le swing si particulier de son modèle qui le rend reconnaissable entre tous (Chopin Impression, entre autres). Témoignage supplémentaire de la maîtrise acquise, Jean-Baptiste Franc est capable de pratiquer d’autres styles, dont le stride. Ses partenaires, Yann Lou Bertrand, contrebasse, et Mourad Benhammou, batterie, complètent à merveille un trio aussi soudé que pouvaient l’être ceux de Garner, tout en usant au mieux des espaces de liberté qui leur sont laissés.

Semblable démarche se retrouve dans Chet in Mind (2), de Didier Burgaud  (clarinette, sax ténor, vocal) et Simon Teboul (contrebasse), même si la filiation revendiquée, celle de Chet Baker, concerne non un pianiste, mais un trompettiste-vocaliste. En compagnie de Brice Moscardini (tp), Vinh Lê (piano), et Yves Nahon (batterie), ils revisitent avec ferveur l’univers de celui qui fut une figure emblématique du jazz cool. Ici encore, plutôt qu’une simple copie, la création d’un climat qui rappelle à s’y méprendre celui de Chet Baker.
ême mélancolie, même tendresse. Les thèmes, pour la plupart enregistrés par celui qui récusait l’appellation de trompettiste qui chantait comme celle de chanteur qui jouait de la trompette, refusant toute hiérarchie entre ces deux activités, participent de cette re-création. Just Friends, But Not For Me, My Funny Valentine et quelques autres thèmes aussi connus et connotés, bénéficiant d’arrangements originaux, prennent une coloration nouvelle tout en restant fidèles à l’esprit de leur inspirateur et modèle.
Preuve supplémentaire que l’admiration pour un aîné, loin d’être une entrave, peut, à l’inverse, fournir un tremplin à l’inspiration créatrice.

Jacques Aboucaya

Jean-Baptiste Franc, Garner in my Mind, Black & Blue / Socadisc ou jbfranclambert@gmail.com

Didier Burgaud,  Simon Teboul, Chet in Mind, Camille Productions / Socadisc