La Ballade des gens (mal)heureux…

 « La Ballade de la dépendance sexuelle est le journal que je laisse lire aux autres. Mes journaux écrits sont privés ; ils forment un ensemble de documents clos portant sur mon univers, qui me permettent de prendre la distance nécessaire pour l’analyser ; mon journal photos est public ; sa basse subjectivité se développe grâce à l’apport des autres. » Sur ce constat s’ouvre la préface où Nan Goldin nous remet les clés de lecture de son œuvre.

 

La Ballade de la dépendance sexuelle compte plus de huit cents photographies regroupées en une installation de diapositives auxquelles répondent des musiques diverses. Par l’objet-livre – paru initialement en 1986 et synthétisant ce projet d’une quinzaine d’années –, les Éditions de La Martinière nous offrent de (re)découvrir cent vingt-cinq de ces clichés rendant, sans fard ni « écran », quelques jalons de la vie de Nan Goldin.

 

L’artiste américaine a ainsi figé sa famille élargie, ces personnes à qui elle est organiquement liée et qui, dans un déplacement continu, peuplent son existence. Brian, Suzanne, Max, Susan, Cookie, Butch, Mark, Dieter and cie ; entre New York City, Coney Island, le Massachusetts, le New Hampshire, le Mexique, la RDA et la RFA, l’Angleterre et la Suède ; de 1976 à 1986. À première vue : homosexuels, drogués, prostitué(e)s, travestis, skins… Pourtant, ce n’est pas le reflet d’une faune marginalisée qui saute aux yeux, car ce « carnet de vie » ne catalogue pas : il montre. Il montre des corps, des âmes, du sexe, de l’amour, des blessures, des absences, de la violence, des émotions… à cru et à nu. Il montre des êtres qui se cherchent tant eux-mêmes que les uns les autres, à la fois englués et en mouvement, dans la proximité et une totale solitude, frôlés par la lumière et habités par le vide. Il montre des femmes et des hommes. Il montre Nan Goldin. Et, comme toute expérience viscéralement intime et unique, celle-ci ne peut que toucher à l’universel. Et troubler. Au plus profond.

 

Nan Goldin confesse que c’est avec son objectif, en les fixant sur pellicule, qu’elle parvient à surprendre ses sentiments réels envers ses « sujets ». Paradoxalement, elle entretient grâce à cet intermédiaire un rapport brut et direct avec eux, sans distance, tout en pénétration. Dans cette démarche d’introspection, l’instant présent, éphémère, devient immanquablement passé, éternel, et s’inscrit dans une mémoire où la justesse est l’angle nécessaire : « Nous racontons tous des histoires, qui sont des versions de l’Histoire – mémorisée, mise en boîte, racontable et inoffensive. Les vrais souvenirs, que ces photographies éveillent, sont des invocations à la couleur, à l’odeur, au son, à la présence physique, à la densité et au goût de la vie. La mémoire permet un flux sans fin de connexions. Les histoires peuvent être réécrites ; la mémoire, elle, est indélébile. Si chaque photographie est une histoire, alors l’accumulation de photos permet presque de reconstituer l’expérience de la mémoire, de créer, en d’autres termes, une histoire sans fin. »

 

Moins que de sexe, c’est d’affection et de fidélité charnelles (envers les individus et les souvenirs) dont il est question ici. Le travail de Nan Goldin est une référence majeure de la fin du 20e siècle. Et, plus on se plonge dans ce recueil, plus on saisit qu’il n’y a effectivement rien d’anodin dans ces photographies qui suintent l’authenticité. Aucune intervention photoshopée, aucun montage, aucun réaménagement esthétique dans La Ballade de la dépendance sexuelle : seulement l’Art incarné, humain, pulsatile.


Samia Hammami

 

Nan Goldin, La Ballade de la dépendance sexuelle, Paris, Les Éditions de La Martinière, 2013, 148pp., 39€.

Aucun commentaire pour ce contenu.