Le bruit des clefs, lettre d'Anne Goscinny à son père

Renaît Goscinny

 

Le Bruit des clefs, lettre adressée par Anne Goscinny à son père mort, est à bien des égards « hors sujet ». C’est précisément ce qui fait sa pertinence.

 

Anne Goscinny est la fille de son père, ce qui arrive à tout le monde. Elle a perdu son père alors qu’elle était très jeune, ce qui arrive à certains. Et son père était et est toujours célèbre, ce qui ne constitue pas non plus un cas unique. Mais la conjonction de ces deux dernières « données » la place dans une situation étrange quand elle entreprend de composer un texte d’une centaine de pages, intitulé le Bruit des clefs, pour la collection « les Affranchis » des éditions NiL composée de lettres destinées à un disparu.


A qui va-t-elle en effet adresser sa lettre ? Au Goscinny toujours vivant — celui dont on peut aujourd’hui lire le nom sur l’affiche du film Astérix et Obélix au service de Sa Majesté, sorti pratiquement en même temps que ces Clefs ? Le grand public, qu’Anne ne saurait ignorer, puisque sa lettre est une « lettre ouverte », connaît ce Goscinny autant, sinon mieux qu’elle. Non : on ne trouvera jamais mentionnés dans ces pages les noms mêmes d’Astérix, d’Obélix ou d’Iznogoud. C’est tout juste si l’on verra se profiler au détour d’une phrase l’ombre de « deux Gaulois ». Anne Goscinny va-t-elle alors contenter notre attente en égrénant des souvenirs personnels ? Non plus, à vrai dire. D’une part parce que, répétons-le, elle a peu connu son père ; d’autre part parce qu’elle a l’impression que, en bon scénariste, il avait prévu de lui parler de lui-même petit à petit, sur un mode quasi-feuilletonesque, en distillant ces révélations dans le temps, mais que le destin s’est opposé à la « publication » des chapitres qu’elle attendait. Il y a par exemple toute une période new-yorkaise de Goscinny dont nous ne saurons rien ici.


Comment alors parler de l’absence ? de ce bruit des clefs qu’Anne entendait lorsque son père rentrait et qu’il déposait son trousseau sur un meuble de l’entrée de l’appartement, mais qu’elle a cessé un jour, définitivement, d’entendre ? Parler de l’absence, parler du néant, parler de rien, c’est être condamné à ne rien dire.


Alors, d’un bout à l’autre, Anne Goscinny choisit de parler d’autre chose, ce qui n’est pas sans frustrer quelque peu les lecteurs que nous sommes, mais qui, finalement, nous rapproche très efficacement d’elle. La seule scène attendue à laquelle nous ayons droit, alors même qu’elle pouvait nous paraître purement fantasmatique, est la visite qu’elle rend un jour au cardiologue en partie responsable de la mort de son père (rappelons, pour ceux qui ne le sauraient pas, que Goscinny est mort à la suite d’un « test d’effort » destiné à évaluer la résistance de son cœur), mais le cardiologue en question répond lui aussi « à côté », mais peut-être de façon très pertinente, qui sait ? Ne comprend-elle donc pas qu’il lui a sans doute sauvé la vie ? Le malaise fatal que son père a eu dans son cabinet, il aurait de toute façon fini par l’avoir. Et peut-être au volant de sa voiture… avec sa fille comme passagère…


Tous ces « déplacements », tous ces glissements ne sont d’ailleurs pas le fruit d’une volonté délibérée de tel ou tel ; ils semblent être dessinés par une instance supérieure. Le jour où l’on enterre l’oncle d’Anne (le frère de René, donc), journalistes et photographes se bousculent autour du cercueil… jusqu’à ce que l’un d’entre eux se rende compte qu’ils se sont trompés, que ce n’est pas le bon cortège : en fait, ils sont là pour Serge Reggiani, qu’on enterre le même jour, à la même heure, dans le même cimetière. Comme si cela ne suffisait pas, quelques minutes plus tard, le rabbin s’obtinera dans son discours à appeler le frère de Goscinny « René », comme s’il n’existait pas par lui-même, comme s’il n’était que l’ombre de l’homme célèbre de la famille.


Et pourtant, miraculeusement, tout d’une certaine manière se remet en place : Reggiani l’intrus devient comme l’inspirateur de ces cent pages, par le biais d’une citation d’une de ses chansons qu’Anne met en exergue de ces silencieuses Clefs. Et il n’est pas sûr que le frère ait été si fâché d’être appelé « René », puisqu’il avait de toute façon passé sa vie à dissimuler son vrai prénom sous un autre prénom, totalement fictif. Très mince, donc, est la frontière entre le vrai et le faux, entre le réel et l’imaginaire, et sans doute entre la vie et la mort.

 

FAL

 

Anne Goscinny, Le Bruit des Clefs, NiL, « les Affranchis », septembre 2012,  7,50 €

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PCL

Pour faire un lien entre les deux articles sur le salon, ici, la critique de Stéphanie des Horts.