Serrer le vrai de près : Adriana Langer et ses errances

Évoquant dans sa nouvelle la plus longue, ou presque, la fascination que suscite l’allaitement chez une jeune mère, Adriana Langer écrit : […] puis le liquide tiède, pur, lactescent, qui jaillit du mamelon et – avec la beauté formelle d’une équation parfaite – apaise immédiatement le bébé ; son endormissement bienheureux enfin, les lèvres cerclées de blanc, tel un Bouddha irrésistible que la lune elle-même aurait embrassé. Le style féérique et précis d’Adriana Langer irrigue à nouveau ces courtes histoires, après son premier recueil, Ne respirez pas, en 2013, et un deuxième : Oui et non, en 2017.

C’est une sorte de rendez-vous que l’on peut prendre avec cette auteure discrète : retrouver son extrême précision, son univers de nuances et de finesse. Dans la plus importante de ces nouvelles, 44 pages, intitulée "Comme ce pain chaud, doré", nous retrouvons deux jeunes femmes, Isabelle et Agnès, deux amies qui comparent leurs vies et s’étonnent de se ressembler, tout en menant des vies si différentes. Trahie par sa fille, Chloé, qui s’éloigne d’elle avec fracas, Agnès se rend compte de l’exceptionnelle singularité du malheur : même si nous le connaissons, même si nous le prévoyons, c’est une toute autre chose que de le vivre. Cette cruelle évidence, Adriana Langer nous la rend palpable en quelques mots : …même en lisant les stoïciens et Schopenhauer, même en voyant de près les malheurs d’autrui, on n’est pas préparés à ce qui nous tombe dessus, nous.
Un peu plus loin, Philippe Jaccottet est convoqué, témoignant de l’effort qu’il faut absolument faire pour avoir une compréhension plus juste du monde. On ne saurait mieux dire : cette compréhension plus juste du monde, c’est le but que poursuit Adriana Langer, serrant le monde au plus près, comme on serre le bras d’un amant méchant. Les grandes figures d’Anton Tchekhov, de Gogol, de Cioran et, peut-être, de Joseph Conrad, continuent d’irriguer la recherche de notre styliste, chirurgienne de nos phrases et de nos pensées.
Dans la dernière nouvelle, Errances, aussi longue que celle citée plus haut (47 pages), de nombreuses impressions ou perceptions se suivent et parfois se télescopent, excursion à Séville, tableau de Bonnard, rêve à partir d’un appartement à Paris, choses aperçues dans le métro, au point de nous suggérer que tous, tant que nous sommes, nous risquons de tomber dans un piège épouvantable : le prêt-à-penser, le prêt-à-vivre, tout ce qu’un monde horrible nous propose tout cuit, comme pré-mâché. Notre auteure se rebelle : Mais le prêt-à-porter dans la vie ne me convenait pas, je voulais du sur-mesure, et j’étais disposée à le payer.
Elle défend ainsi une valeur que nous oublions trop souvent : la spécificité de chacune, de chacun et de chaque chose. La précision n’est pas qu’un aspect du style ; c’est une arme : elle montre et défend ce qui est rigoureusement vrai.
 

Bertrand du Chambon

Adriana Langer, Errances et autres nouvelles, David Reinharc Éditions, 167 p.-, 20€

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.