"La Pensionnaire du Bourreau" d'Olivier Dutaillis

Figure admirable quoique paradoxale, le bourreau est celui qui va faire advenir, par son acte terrible, la République. La guillotine a déjà été le sujet principal de romans sur la Révolution, et le bourreau également, mais il est rare de lire un roman où l'on découvre le pouvoir du "bras armé" de ce monde en mutation par les yeux d'une jeune femme naïve et a priori destinée à autre chose que de porter le récit de l'Histoire.

Au fil de ses carnets de couleurs qu'elle apporte à relier, Manon, jeune provinciale hébergée à Paris chez le bourreau, relate les événements qui vont bouleverser à jamais l'histoire de France, de la veille de la Révolution jusqu'à la Terreur. Sa position de spectatrice privilégiée (neuve à la chose et ayant accès aux "coulisses") donne à ses récits une force incroyable. Ces carnets sont autant de notations personnelles mais où toujours l'analyse des événements s'installe comme moyen d'en comprendre vraiment le sens, de comprendre ce qu'elle est en train de vivre et qui, au départ, la dépasse, pour la forcer, finalement, à se dépasser elle-même.

"Au lendemain des massacres, Paris se réveilla en état de stupeur, comme incrédule d'avoir été le théâtre de tels débordements/ Une honte collective entachait la capitale. la peur régnait. Personne n'osait réprouver publiquement ce qui s'était passé. Marat, lui, trouvait bon d'en rajouter en faisant l'apologie des massacres et en invitant la province à en faire autant, dans un courrier qu'il adressa aux quatre-vingt-trois départements. 
Danton, lui-même, n'osa pas répliquer.
Il était donc très imprudent d'écrire un article comme le mien."

la jeune femme va s'émanciper, devenir elle-même et dépasser les limites mêmes fixées par la société pour s'engager dans la parole révolutionnaire en devenant une journaliste (en cela précurseur), une femme d'action et de tête. Et la période révolutionnaire, qui ne laisse aucune chance au potentiel lendemain, force la vie à s'écrire plus vite, les engagements à se faire sans tergiversations. Actant essentiel de ce beau roman, la Révolution elle-même pose ses "personnages" pour fonder sa propre mythologie, celle qui demeure aujourd'hui comme tutélaire d'une identité nationale française, l'acte I de l'état moderne. C'est cette naissance à laquelle nous assistons, autant dans les hémicycles que dans les rues, dans les discours que dans le sang, autant pour l'Histoire que pour la mythologie nationale : la France en train se construire elle-même sa propre spécificité, de donner à chacun se ses enfants, dont Manon, une identité commune.   

L'écriture d'Olivier Dutaillis est en tout point admirable, elle s'insinue sans en avoir l'air et, avec beaucoup d'humour - certes moins que dans son précédent roman, mais le sujet s'y prête moins -, ainsi qu'une solide documentation, elle touche le lecteur par cet accent de vérité qui fait, prouesse du roman, de Manon un personnage historique. 


Loïc Di Stefano

Olivier Dutaillis, La Pensionnaire du Bourreau, Albin Michel, janvier 2014, 414 pages, 21,50 eur
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