La vie privée d’Olivier Steiner : sauver l’esprit par le corps

On salue toujours l’auteur – à juste titre – mais on oublie trop souvent l’éditeur et, dans certains cas, quand le livre porte en lui une indicible vérité, quand l’œuvre touche à l’universel mais qu’elle transgresse le cadre sociétal, il s’avère que le courage éditorial doit être au rendez-vous. En cela nous saluons Ludovic Escande – qui a su maintenir la flamme de la veilleuse allumée par Gérard Bourgadier, tout comme Bernard Comment poursuit, au Seuil, l’œuvre de Denis Roche à la tête de Fiction & Cie – car l’entreprise est périlleuse, et comme souvent, dissimulée dans une collection « annexe » afin de ne pas (trop) écorner l’image de la maison. Gallimard, au sein de la célèbre Blanche, n’accueille désormais que des romans convenus, des produits marketing bien ficelés mais totalement ennuyeux, à de très rares exceptions. Il faut donc aller chercher ailleurs, dans L’Infini (Sollers), dans Continents noirs (Schifano), dans L’Un et l’Autre (Pontalis) voire L’Arpenteur, pour être foudroyé par un texte.

 

Le roman d’Olivier Steiner possède cette force, cette puissance dévastatrice qui signent la trempe de l’auteur, son culot et cette lucidité à vouloir aller jusqu’au bout, à s’avouer vaincu puisque la détermination à se surpasser se joue aussi dans la renonciation. Roman d’initiation que l’on associera à Ma reddition de Toni Bentley, côté masculin cette fois : ultime démonstration que le sentiment d’abandon, cette envie de laisser filer, physiquement, psychiquement, pour n’être plus qu’une plume flottant sur le non-sens du monde, n’a pas à être sexué, et ne s’obtient pas de cent manières différentes. Parallèle, donc, avec un roman repris en poche dans une collection érotique (La Musardine), rapprochement osé qui ne s’adressera, ici, en ce salon littéraire, qu’aux initiés, aux authentiques lecteurs – ceux, aussi, qui ont déjà eu entre les mains cette Reddition et qui ont su, au-delà de quelques passages crus, découvrir, comprendre, assimiler et admettre le parcours de madame Bentley sur les chemins épineux d’un abandon du corps sous le seul prétexte de purifier son esprit, de se porter au-delà dans une quête d’absolu qui n’est pas seulement l’orgueil de vouloir savoir mais la sagesse du laisser-aller, cette désincarnation totale qui permet de marcher sur l’eau par le détachement corporel. Pour n’être plus qu’esprit, pour s’arracher de la pesanteur terrestre, un seul acte ouvre les portes, comme autant de chakras libérés…

Le fat passera donc son chemin, incapable de voir plus loin qu’un texte érotique quand il a sous les yeux une œuvre littéraire magistrale, d’une valeur aussi essentielle que Sade, Céline ou Calaferte (Septentrion)…

 

Livre compliqué alors cette Vie privée ? Surtout pas, mais livre complet, livre total qui fut absorbé dans son entier, d’une seule goulée ce samedi dans les allées du Luxembourg sous un ciel plombé. Livre-bloc construit d’un seul tenant, rappelant la densité d’un Saramago et tout aussi habilement agencé tant la fluidité du style conduit le lecteur d’une scène l’autre, juxtaposant le présent – ce duel entre l’esclave et son maître – et les réminiscences d’un proche passé, quand le vieil Emile accueillit Olivier, chat mouillé qui s’était égaré sur les routes, marchant droit devant lui, sans but, sans haine ni colère, juste un vide beaucoup trop présent dans son ventre pour lui permettre d’être heureux.

 

Le roman s’ouvre sur le décès d’Emile suite à une longue maladie mais c’est aussi l’instant précis où le maître s’annonce. Écartèlement des consciences dans les prémisses du corps comme l’instrument d’une possibilité, véhicule vers cet ailleurs tant convoité, loin, si loin de tout ce cirque. Et ce n’est en rien un plan cul, comme j’ai pu le lire ici ou là, chroniqueur en mal de raccourci. Le jeu érotique du dominant-dominé est un artefact d’une grande cérébralité, une forme divine d’introspection qui est à mille lieues d’une partie de jambes en l’air. Dans le rôle de l’esclave, Olivier renonce à tout, nu dans la simplicité de son être, plus humain que le dernier-né vierge de tout à-priori pour mieux se laisser conduire vers l’autre rive sans se noyer : soumis, il se laisse emporter et veut « qu’il [lui] fasse bouffer [son] lyrisme, [s]es métaphores, [s]es élucubrations, [s]es formules et [s]es exagérations. [Il veut] qu’il [l]e définisse, qu’il [l]e démonte pièce par pièce, qu’il [l]e désapprenne, qu’il défasse l’ourlet de [s]a conscience. » Le maître a prévenu dès le premier contact : rien ici de poétique, rien de sentimental, rien que le réel. Et sa brillante intelligence qui va mener l’esclave, étape après étape, à se reconsidérer et admettre la futilité de son existence. La libération émotionnelle qui en découlera va lui offrir de franchir une étape, et son chemin de Damas s’illuminera vers des options insoupçonnées.

 

Matière à réflexion(s) que ce brûlant roman, ignoré des médias, vilipendé en privé par les censeurs de bonne pensée : en effet, ce qui rend plus fort doit être combattu, ce qui offrirait un remède à l’angoissante question récurrente, qui aiderait à combattre le déclin actuel, doit être honni, ignoré pour que les fourmis continuent à nourrir la Reine libérale, que les corps obéissent, les lobbies instrumentalisent et donc, que les esprits demeurent embastillés.

Or, le narrateur est un homme rendu à sa liberté par l’intervention du maître. Le voilà soulagé, vivant, excité, seul face à la mer. Il part vers son destin sous la lumière de la lune. Il regarde le monde. Il regarde toute la nuit qui s’ouvre à lui.
Il pense…

Il est donc sauvé.

 

François Xavier


PS- Ce livre a été sélectionné pour le Prix Sade 2014.

 

Olivier Steiner, La vie privée, L’Arpenteur, février 2014, 146 p. – 13,90 €

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Sélectionné pour le Prix Sade 2014.