Que la bête meure...

Larvatus prodeo

 

Réédition de Que la bête meure…, de l’Anglo-Irlandais Nicholas Blake. Roman policier mémorable dans lequel, comme dans tous les grands classiques du genre, l’enquête amène l’enquêteur à s’interroger sur lui-même.

 

Au fond, le secret des grandes œuvres est assez simple : la plupart d’entre elles osent commencer là où d’autres se termineraient avec le sentiment du devoir accompli. Voyez la suffisance de Mozart, qui n’hésite pas à nous offrir trois heures de Don Giovanni après une ouverture qui suffit amplement à prouver son génie. Voyez les « Bond », qui entrent dans le vif du sujet après des prégénériques plus inventifs et plus riches que bien des longs métrages. Voyez comment les premiers paragraphes des romans de Balzac sont souvent des « romans potentiels » à eux tout seuls.

 

Le roman de Nicholas Blake Que la bête meure…, qui a inspiré à Chabrol l’un de ses meilleurs films, est réédité aujourd’hui, soixante-dix ans après sa parution initiale, parce qu’il a la même audace. Un père dont le fils a été tué par un chauffard qui a pris la fuite entreprend de mener lui-même l’enquête et de se venger. En quelques semaines, autrement dit au bout d’une cinquantaine de pages à peine, il retrouve le coupable ‒ qui, garagiste de son état, avait réussi à déjouer les recherches de la police en effaçant lui-même toute trace de l’accident sur sa voiture. Il ne reste plus qu’à passer à l’acte pour que justice soit faite, mais c’est alors que les choses se compliquent et que la véritable enquête commence. Suivant une tradition qui, tout bien considéré, remonte à Œdipe roi. Ce père, qui consigne les différentes étapes de sa vengeance dans une espèce de journal ‒ écrivain professionnel, il ne résiste pas à ses réflexes d’écrivain ‒, s’engage sans le savoir dans une vertigineuse interrogation sur lui-même.

 

Que le coupable soit sans l’ombre d’un doute une ordure, un lâche, un tyran domestique (dans le film de Chabrol, c’est Jean Yanne qui interprétait ce rôle avec une évidente volupté) ne change rien à l’affaire : les péchés d’autrui ne nous lavent en aucune manière des nôtres. Et ils nous lavent encore moins des nôtres quand ils se révèlent être, au moins en partie, leur reflet. Comment, au fait, le narrateur a-t-il retrouvé l’assassin ? En devenant l’amant d’une femme dont on peut très raisonnablement penser qu’elle a été, au moins un temps, la maîtresse de celui-ci. Comment entend-il régler son compte à l’assassin ? En s’introduisant préalablement dans son intimité, dans sa famille, en devenant son « ami ». Sous un faux nom, bien sûr. Qu’il le veuille ou non, le justicier partage quelque chose avec le coupable. Justicier, peut-être, mais justicier tout aussi masqué que son adversaire. Et, comme si cela ne suffisait pas, cet adversaire a un fils, qui l’aime ou qui ne l’aime pas, peu importe, mais en qui le père endeuillé retrouve forcément l’image de son propre fils. Nouveau miroir entre les deux hommes. Petit à petit, insidieusement, la machine s’enraye ; la ligne si nette et si droite tracée au départ prend des allures de sinusoïde. Il faut que la bête meure, oui, mais où est, qui est exactement la bête ? Si justifiés soient-il, le désir et le projet de vengeance du narrateur ne sont-ils pas l’expression d’une pulsion destructrice innée qui trouve dans le deuil la justification morale qui lui manquait ? Se pose alors une question qui touche au principe même de la démocratie : le droit peut-il, même si c’est pour parvenir à de justes fins, recourir à des moyens qui sont ceux du mal ? Et, si l’on s’en tient au registre psychologique, on peut penser à cet étrange petit film de Clint Eastwood pertinemment intitulé La Corde raide, dans lequel les pas du héros épousaient littéralement ceux du psychopathe qu’il traquait. Veut-on une référence plus noble ? On pourra aussi évoquer La Lettre volée de Poe, cette « histoire extraordinaire » dans laquelle on voit Dupin reproduire sans trop de mal le sceau de son ennemi, puisque celui-ci a la bonne idée d’avoir un patronyme commençant, comme le sien, par la lettre D.

 

Vieux principe des scénaristes hollywoodiens : un conflit n’est intéressant que si les deux adversaires ont raison. Avec ici une légère variante : quoique de façon différente, les deux adversaires ont tort.

 

L’une des raisons qui rendent cette construction irrésistible et qui font du lecteur de ce roman plus qu’un simple spectateur est l’implication de l’auteur lui-même dans ce jeu de masques. On sait aujourd’hui que « Nicholas Blake » était un pseudonyme sous lequel se cachait Cecil Day-Lewis, père du comédien Daniel Day-Lewis, fin lettré et poète de son état. Ce serait sans doute une erreur de voir dans cette attitude le signe d’on ne sait quel scrupule, le désir de garder à tout prix une respectabilité littéraire. Cette mise en abyme, ce roman dans le roman (comme on parle de théâtre dans le théâtre) où auteur et narrateur ne sont pas loin de se confondre sont au fond le gage de la vérité. Cecil Day-Lewis savait, avant Stephen King, que toute littérature d’évasion n’est intéressante que si elle est littérature d’invasion.

 

FAL

 

Nicholas Blake, Que la bête meure… (The Beast Must Die)

Traduction de Simone Lechevrel, Omnibus, avril 2016, 13€

 

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