La double vocation d’Orhan Pamuk

Puissants, originaux, vivant à l’extrême des couleurs et des mouvements, les tableaux d’Eugène Delacroix ne manquent jamais de séduire le regard. Lire son Journal qu’il commence en 1822, interrompt pendant de nombreuses années et tient à nouveau jusqu’à sa mort en 1863 apporte un identique contentement tant le style est vigoureux, évocateur, personnel.
Témoignages de la vie qui avance, chaque page nous parle de lui, de son travail, de l’art, des autres, de la nature, de la littérature, de la politique. Il estimait que les talents nés trouvent d’instinct le moyen d’arriver à exprimer leurs idées et en 1850, il notait qu’avec un peu d’insistance, une fois la machine lancée, j’éprouve en écrivant autant de facilité qu’en peignant. Charles Baudelaire admiratif écrira : Voilà bien le type du peintre-poète. En voici un second que ce beau livre fait découvrir dans ses dimensions modernes, Orhan Pampuk.
Dans son livre Istanbul, souvenirs d’une ville*, Orhan Pamuk invitait le lecteur à le suivre à travers l’histoire et les lieux de sa ville natale, le prenant en quelque sorte à témoin de son affection pour cette cité où s’entassent les siècles, relatant la réalité à travers une imagination qui en capte toutes les actions sans les figer. Autant de dialogues engagés au fil d’itinéraires affectueux et renouvelés. Il racontait et décrivait d’une seule voix et au plus près de ses souvenirs le spectacle en marche sous ses yeux.

Le dernier livre d’Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature en 2006, est comme une synthèse de ses talents, ceux qu’il met en évidence dans ses ouvrages, l’écriture, et ceux qu’il mettait jusqu’à maintenant en réserve, la peinture. Le voilà donc autant écrivain que peintre, autant artiste que narrateur. Il se dévoile à la fois avec la conviction de ses savoirs et la pudeur de ses secrets.
Le fameux Musée de l’Innocence qu’il a créé dans le quartier de Beyoğlu, non loin de la Corne d’Or, est son reflet le plus manifeste. Les incroyables au demeurant véritables objets rassemblés équivalent à une subtile et authentique fiction mise en place par le cœur et la fantaisie.
Dans ce nouveau livre, l’auteur relate un quotidien nourri de ce qui le tisse, événements majeurs et faits parfois très minces, notations sur les instants de bien-être et les heures d’interrogation qui passeraient inaperçues s’il ne les consignait avec cette tendresse envers les choses et les humains qui lui est propre, comme ces gestes matinaux quand après être descendu dans la cuisine faire chauffer de l’eau pour le thé, il a le bonheur d’ouvrir les portes, de caresser le chien, puis de marcher dans la fraîcheur du jardin, avec les corneilles sur le ponton en bois, en écoutant chanter les autres oiseaux.
Sans cesser de s’entretenir avec cette compagne invisible et cependant bien présente, Aslı Akyavaş, à qui le livre est dédié et qu’il a épousée en avril dernier. Ailleurs, ce sont les voyages qui deviennent les protagonistes du texte, au rythme des escales, Le Caire, Venise, le Taj Mahal, Athènes. Occasions pour l’écrivain qui remplit sans nul intervalle les pages de ses carnets de prendre ses crayons et de donner aux monuments et aux décors, des architectures de tons acides, vifs, contrastés et d’inventer par là des paysages de romans. Les mots courent sur la feuille, les teintes se pressent.
On sent le besoin d’immédiateté devant les heures qui passent mais aussi le recul qui contribue à affiner les analyses, les pensées, afin que soient saisies les émotions venues de cet œil intérieur qu’Orhan Pamuk porte sur lui, le monde, les grandes œuvres littéraires et artistiques. Intuitions, impressions, perspectives autour desquelles gravitent Tolstoï, Pissarro, Matisse, Kafka, Mozart, D’Annunzio, Conrad, Virginia Woolf, Van Gogh, Bob Dylan, Cy Twombly auquel certaines graphies par leur vivacité et le côté abstrait pourraient faire penser. Orhan Pamuk cite Delacroix, qu’il juge sérieux, travailleur, cultivé, ambitieux et aime qu’il soit passionné, curieux de tout.
Faut-il voir là une manière d’autoportrait ? 

Les détails abondent, mêlant ce qui est de moindre intérêt à des opinions qui ont valeur universelle. Il ne faut pas lire ce livre comme les précédents, lorsqu’on est entraîné d’un coup par la force narrative, mais le prendre avec lenteur, l’oublier pour mieux y revenir, laisser ce qui serait devenu mécanique dans la rédaction des feuillets et la composition des scènes pour laisser apparaître ce que l’écrivain et le dessinateur veulent nous faire partager. Alors ces mémoires des horizons lointains acquièrent saveur, liberté, souveraineté.
Il court un esprit d’innocence sur cette philosophie de l’existence. Pour Orhan Pamuk qui croît que beaucoup de choses demeuraient inexpliquées et inexprimées. Je les approchais par les sentiments, non par la raison. Pentes périlleuses, précipices, virages, croisements… aborder le voyage terrestre se fait également par le rêve. En 1850, Delacroix avait écrit que le véritable grand homme est à voir de près. Avec ce parcours au long des mots et des dessins, Orhan Pamuk s’est définitivement approcher.      

Dominique Vergnon

Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, 200 illustrations, 150x259 mm, Gallimard, septembre 2022, 396 p.-, 39,50€

*      Gallimard 2017

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