Lecture du Tao : fil d'or d'une sagesse

Voilà quelque trente siècles, un grand peuple communiait dans une sagesse et une poésie qu’il tenait pour « l’expression la plus haute de son génie ». Notre civilisation à bout de souffle pourrait-elle s’y régénérer ?

 

Hegel (1770-1831) observait que lorsque la séparation s’installe au cœur des choses, la « philosophie devient un besoin ». Lorsque les dissensions s’exacerbent, l’humain a plus que jamais besoin, sous toutes les latitudes, d’une discipline qui restaure une certaine totalité et permet d’effleurer l’absolu, c’est-à-dire ce point où les contradictions se résolvent.


Bien avant notre ère, le Tao descend du Yi-King, le « Classique des mutations » vieux d’environ 3 500 ans qui « pose les principes du yin et du yang comme moteurs de toutes les évolutions et mutations de tout ce qui existe et se transforme sans cesse » comme le rappelle Marc Halévy (cf. Les Affiches-Moniteur n° 69/70 du 28/31 août) dans son nouveau livre, d’une confondante densité atomique, Lecture du Tao, écrit dans son Morvan cher aussi à Gérard Oberlé.

 Expert en sciences de la complexité, il a étudié la philosophie et l’histoire des religions – et s’est spécialisé en Kabbale et Tao-chia (Lao-Tseu et Tchouang-Tseu).

Précisément, le mot français le plus approprié pour traduire « Tao » (ce « concept philosophique et métaphysique » fondé au Vie siècle avant notre ère par Lao-Tseu) serait « processus » - « le cosmos est ce processus immense, ce Tao-sans-nom que chante Lao-Tseu à la première ligne (écrite verticalement, de haut en bas, comme une révélation qui relie le Ciel et la Terre) de son Tao-Té-King ». Le Tao, souligne Marc Halévy, peut être « lu comme mouvement, processus, démarche, donc comme chemin et cheminement ». Dans la pensée chinoise des âges classiques, « penser, c’est poétiser : on pense en poème, la pensée s’écrit poétiquement », forme et fond étant intimement soudés – « le fond d’une pensée sans la forme d’un poème serait mutilé, incomplet, tronqué, amputé ».

 

 

L’Occident en guerre perpétuelle…

 

En Occident, l’existence est envisagée comme un combat contre le « Réel ». Mais est-il possible de s’accomplir contre le « Réel », le déni de réalité peut-il fonder une existence et une civilisation assurée de sa pérennité ?

 « L’Occident s’est construit – et continue souvent de se construire – dans le duel, par tous les sens de ce petit mot : le duel comme combat, le duel comme dualisme. Toute la civilisation occidentale – avec ses technologies – s’est conçue comme combat contre la Nature. Toute la pensée occidentale s’est élaborée dans le combat du vrai contre le faux, du bien contre le mal, du beau contre le laid, du sacré contre le profane. Toute la mentalité occidentale est hiérarchique : être libre, c’est être chef par fortune, par gloire et/ou par pouvoir. L’Occident est guerrier, héritier, à la fois des Romains du Sud et des Germains du Nord. L’Occident est d’essence populaire et vulgaire (…) La Chine classique, elle, est d’essence élitaire, aristocratique, noble sans être nécessairement nobiliaire. Le raffinement en est la vertu cardinale. La subtilité. La finesse. La légèreté. La politesse. Au contraire du salon parisien, où l’essentiel est de briller pour être vu, le sage du Tao cultive le silence et la solitude, la discrétion et l’effacement, la transparence même. Il laisse tout l’espace aux autres. Lao-Tseu écrivait :

Celui qui sait, ne parle pas.

Celui qui parle, ne sait pas. »

 

Le but ultime d’une civilisation est-elle le combat perpétuel, la guerre de tous contre tous ou la mise au rebut d’humains condamnés à dormir à la rue ? Alors que la civilisation thermo indusrielle occidentale s’est construit contre la Nature, « la civilisation chinoise ne se construit pas contre la Nature, mais dans la Nature et avec elle ». Car « le Tao est la Vie, et la vie, c’est la Nature » - vivre en conformité avec la Nature, c’est son éthique fondamentale, une éthique amorale : « un comportement en harmonie avec la Nature à construire et à reconstruire à chaque instant, sans préjugés ni normes, sans tabous ni totems ».

Le fondement de la pensée taoïste, c’est l’impermanence, la transformation perpétuelle et organisée, appelée la Vie, dans son sens cosmique, universel, global et total – « la Vie nomme toute la dynamique du Tout en voie vers sa réalisation et son accomplissement ».

 

Mais qu’est-ce qui fait civilisation ?

 

Le monde occidental « moderne » s’est construit aussi sur un consentement collectif fondé sur l’aspiration au « progrès » puis sur la concrétisation partielle de ce « progrès » dans une norme de consommation étendue. Mais les temps ne sont plus aux standards de consommation occidentaux. Comment désormais construire le consentement sur une régression généralisée plus que claironnée ad nauseam ? 


Manifestement, nous vivons la fin d’un monde. La philosophie du Tao pourrait-elle nous être de quelque secours ? Pour Marc Halévy, elle peut nous aider à « faire le deuil définitif de ces idoles que nous avions tant adorées, affublées de noms barbares : industrialisation, hyperconsommation, massification, financiarisation, urbanisation, standardisation, socialisation, démocratisation, marchandisation, désacralisation, laïcisation, etc… »


Si la civilisation « n’est qu’une fuite immense devant le réel », si la société humaine s’est construite sur « la peur du réel », nous avons « inventé de l’irréel pour nous y sentir rassurés », nous avons inventé des « mondes artificiels qui nous soient bien adaptés ». Mais voilà que « l’Histoire nous rattrape : le monde artificiel que nous avons imposé à la Terre est en train de tuer celle-ci, donc nous-mêmes, du même coup ». En somme, « pourquoi donc avons-nous utilisé notre seule arme valable – notre intelligence- à combattre notre racine même : la Nature ? »


Alors que tous les leurres (avoir, possessions, gloriole, fortune, accaparements et autres encombrements assurés par une folle prédation) se fracassent contre le mur du Réel, la seule immortalité qui vaille, c’est « la perpétuité de cette impermanence foncière, la perpétuité des cycles et oscillations du yin et du yang qui induisent toutes les transformations, toutes les mutations et toutes les transmutations dont les changements et mouvements apparents ne sont que les manifestations »… Un livre au petit format mais une invitation à un grand voyage – celui que l’on fait en soi et vers l’autre, dans  l’immensité et dans « l’immortalité de la Vie même » – là où la présence à soi et à ce qui est se fait présent et don, le plus précieux que l’on puisse s’offrir...

 

Michel Loetscher

 

Marc Halévy, Lecture du Tao, éditions Oxus, septembre 2012, 144 p., 15 €

 

Une première version de cet article a été publiée dans les Affiches-Moniteur

 

 

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