Méditation sur le silence et la mort : Prix des libraires de Nancy 2019

Santiago Amigorena s’empare, lui aussi, du sujet. Non pas qu’il soit en service commandé. Il poursuit inlassablement l’œuvre autobiographique depuis neufs précédents livres. Avec ici un petit détail, le mot roman est écrit sur la couverture. Peut-être cela rend-il plus facile l’interrogation. Celle de l’impuissance de l’Homme – en l’espèce son grand-père argentin – quand il est confronté à un cataclysme historique. Comment continuer à vivre quand la Shoah foudroie sa famille restée à Varsovie. Comment supporter l’exil et le poids de la culpabilité d’être celui qui va rester en vie…

Il peut donc exister un ghetto intime. Une image qui véhicule la perte de la réalité et l’enfermement dans son Moi. Voyage intérieur vers la méditation, seul remède face à l’horreur de l’impuissance. Ne pas agir, ne pas pouvoir agir, alors demeurer ailleurs.
Comment ce grand-père, Vicente Rosenberg, parti de Varsovie en 1928 pour tenter l’aventure argentine, observe-t-il l’arrivée des nazis en Pologne ? Sa conscience va se déliter. Le silence s’inviter. Le désir de mort s’imposer…
Quelle identité conserver si loin des siens ?
Quelle vie mener ?

Rongé par la culpabilité, il laissera la vie s’échapper. 75 ans plus tard, Santiago Amigorena reconstruit l’impossible, cette vie dénaturée, brisée, dans l’exil de ce grand-père, marchand de meubles à Buenos Aires. Une vie de culpabilité. Vicente demande à sa mère de venir le rejoindre en Argentine. Mais jamais il n’osera aller la chercher. Pouvait-il d’ailleurs réellement le faire ? Question suspendue en épée de Damoclès qui va détruire à petit feu son quotidien. Un dilemme sans réponse, une certitude impossible à admettre.
Il devint muet. Un silence total : Plus de mots. Plus de langues. Ni allemand, ni polonais, ni yiddish. Ni espagnol, ni argentin. Plus de mots. Plus de noms pour rien. […] Ni vitrine, ni magasin, ni rue, ni voiture, ni cheval, ni ville, ni pays, ni océan. Ni massacre. Ni douleur. Plus. De. Mots.
Un taiseux, comme l’on dit à la campagne. Une réaction physique qui laisse sans-voix famille et amis. Sans doute l’une des raisons qui ont poussé son petit-fils à écrire ce livre. Une manière de lui redonner voix au chapitre. Une tribune. Car Santiago Amigorena, dans chaque livre, depuis plus de vingt ans, écrit pour détruire ce silence qui l’étouffe depuis qu’il est né. L’irréversibilité du silence qui suit la doctrine désormais controversée d’Adorno : écrire un poème après Auschwitz serait une barbarie. Mais Amigorena a su passer outre.

Un livre-témoin. Un livre pour continuer à vivre dans le souvenir. Sans verser dans l’apitoiement mais bien célébrer la chance de pouvoir se réveiller chaque matin…

Annabelle Hautecontre

Santiago H. Amigorena, Le Ghetto intérieur, P.O.L., août 2019, 192 p.-, 18 €
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Prix des libraires de Nancy 2019

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