Les désarçonnés (Dernier Royaume VII) de Pascal Quignard : de quoi nous sustenter !

Cave canem braves gens ! Le tome VII de Dernier royaume, Les désarçonnés de Pascal Quignard, est puissant ! Des coulées d'acide encore fumantes au sortir de l'eau mais aussi des pages magnifiques sur l’Origine pré-linguistique au noble son hiératique de l’intertextualité gréco-latine, quelques réminiscences personnelles et un humour décapant. L’éclair de sa lame nous éblouit ! Les méditations ontologiques de ce désarçonné – comme il le dira lui-même de "La guerre" (chapitre LXVI) – sont "les grandes vacances de la vie normale", serve et contraignante. Et voilà que nous tombe dessus cette bombe atomique pour nous ébaudir ; le bréviaire de l'athée, de l'affamé... Finalement, "l’épouvante que l’humanité éprouve est que les fauves reviennent sur les chasseurs au cours d’une terrible chasse à l’envers" Alors…

Sustentons-nous !


Pascal Quignard s’embastille sciemment dans le mutisme pour écrire et s’asseoir face au silence ; cette "suavitas" réduite au "minimum auditif" pour se parer contre l’agression du « melos » tarabustant du monde. De cet éclat interstitiel entre voyage chamanique et présent d’écriture, naît ce volumen qui nous désarçonne et nous transporte vers une autre logosphère ; "épochè" en grec ancien qui signifie "arrêt" et dont vient le mot français "époque" précise-t-il. La nature archaïque parle à travers sa bouche de philologue pour assouvir nos pulsions grégaires noyées dans un artefact social. Mais bien heureusement la guerre a supplanté la chasse. "Cueilleurs de baies" et "ramasseur de silex" peuvent s’enorgueillir d’être toujours aussi près de la terre en la bombardant de poèmes d’amour, Hiroshima siffle et gémit encore dans l’âtre : "des ombres noires étaient assises en rang d’oignon, sans se toucher, devenues presque nues, et toutes avaient le corps boursouflé."


C’est ainsi qu’un exemple ou une citation en appelle une autre jusqu’à faire jaillir le sens qui jacule en pointillé jusqu’à la poussée finale ! Tombera, tombera pas... cette dernière larme qui s’étire sur 332 pages avant de s’écraser définitivement, montre combien la réaction chimique a été puissante et le foudroiement presque létal ! Chacun de nous comme Saint-Pierre essuie encore les traces accusatrices de la culpabilité. Celle de la "prédation", de la "carnivorie" (chapitre L) ; une "dévoration" physique comme sexuelle. Un malaise lancinant car ces associations d’idées hypnotiques proche du piétinement avoisinent l’incantation. Maître Quignard balançant son encensoir d’une page à l’autre, célèbre une messe burlesque où l’homme est sur la table de découpe de l’autel. Sourire à la saillie des lèvres, force est d’acquiescer dans un silence muséal. Le ton est juste, nous ne sommes qu’une "horde charognarde" (chapitre LVIII). Lecture devient reddition. Ainsi, nous buvons – tel un chat qui lape son lait – cette kyrielle syllabique et sonore pour abreuver nos oasis nécrosées de surabondance et se recueillir pour re-vivre après avoir été désarçonnés par la morsure de la lucidité.


Dès lors, la chevauchée existentielle – imposée dès la première pulmonation au rythme de la battue des hommes – se heurte parfois à des obstacles désarçonnant tout cavalier. Vivre à cheval est un rapt. À tout moment, l’expérience de la tombe peut nous enlever… corps arqué en arrière, la vision chavire et son point de chute aussi. Face aux impondérables d’un "tout à coup" qui "désarçonne l’âme dans le corps", d’une chute de cheval à l’instar de Saint Paul sur la route de Damas, Montaigne, Agrippa d’Aubigné ou d’ "un amour [qui] renverse le cours de notre vie", s’entrouvre l’occasion d’une "re-naissance au cours d’une vie." Ductilité de la machine humaine, les aiguilles d’airain se dérèglent et le ressort du destin ne peut reprendre sa forme initiale, il rebondit plus haut, plus loin, plus fort !

 

Une écriture en palimpseste diablement roborative, à travers laquelle Pascal Quignard mêle allègrement le plaisir du récit. Le portrait authentique et émouvant du maréchal-ferrant de son enfance ; le Père français (chapitre XXIX) ou de "Gunnar désarçonné" (Ch. XXXIV), victime coupable d’un transport extatique face à la beauté scandinave.


"Je préfère mourir plus tôt. Tant pis si je meurs plus tôt. Je veux rester dans cette beauté."

 

Mais encore le chapitre XLI intitulé "Le bruit de la liberté" témoigne d’une plume aussi assertive que sublime : 


"Il y a un bruit de la liberté. Le bruit des pommes de pins qui se déchirent et qui s’ouvrent brusquement, sous les branches, dans l’ombre merveilleuse et noire, sous le pin parasol, face à l’île de Capri, l’été, à Ischia, sous le ciel bleu."


Virginie Trézières


Pascal Quignard, Dernier royaume VII – Les désarçonnés, Grasset, août 2012, 337 p.- 20,00 €

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2 commentaires

Magnifique et caverneux...bel article !

Du Quignard à distiller dans une verre d'eau plate pour sentir ces bulles d'air qui éclatent.