Interview. Patrick de Friberg, quelques jours avant la fin du monde

A l'occasion de la parution de Nous étions une frontière, roman d'anticipation politique qui nous plonge en 2019, deux ans après l'élection de Marine Le Pen et l'implosion de l'Europe,  rencontre avec Patrick de Friberg (1) qui appuie ses hypothèses sur une connaissance très poussée des mécanismes des services secrets et du contre-espionnage. Et si l'avènement du FN en France était le premier domino d'une  machinerie conçue en amont de la chute du Mur de Berlin mais dont les conséquences seraient encore pire que prévue ? 

Nous étions une frontière est un grand roman militant, engagé au sens où La Comédie Humaine de Malraux pouvait l'être. Un grand roman dont les hypothèses ancrées dans le réel le plus froid et brutal et les conclusions pourront perturber ceux qui idéalisent encore le monde... 


D’où vient l’idée fondatrice de ce roman, ce pacte secret ? et vous paraît-il possible qu’il advienne ?


L’idée fondatrice est cet aparté du général Carignac qui observe le flux des réfugiés passant devant sa maison L’éditrice l’a mis en exergue en quatrième :


"La paix n’a pas d’histoire, Lefort, vous devriez le savoir, vous, le vieux soldat. La paix n’a pas de frontières ni de réfugiés : la paix n’existe pas sans la guerre qu’elle termine. Quelle ironie de savoir que notre temps devient l’Histoire parce que nos innocents meurent par centaines de milliers sous les bombes et la torture. Quand la guerre revint, alors naquit la génération instantanée des héros magnifiques et des traîtres absolus. L’amnésie des bien-pensants est de retour, maladie des écriveurs de tous ces panneaux réclames ignobles qui feront les livres d’histoire.

La guerre, mon bon Lefort, la guerre efface même les péchés de tous les fous que nous avons créés."


Je pensais, en méditant nos dernières rencontres avec Volkoff, que la Guerre froide ne serait jamais terminée puisque leurs combattants d’alors étaient les dirigeants d’aujourd’hui. Tous les dossiers de ces hommes, traîtres pour les uns, héros pour les autres, traités par les meilleurs des officiers du KGB en 1990 seraient oubliés soudain sur l’excuse de l’abandon du dogme soviétique ?


Peut-on poser votre roman comme un anti-Camp des saints Jean Raspail 


Pour comprendre, il faut vous déplacer dans le temps, au moment précis de la genèse de Nous étions une frontière.

Vladimir Volkoff m’avait rejoint quelques jours avant sa mort. Nous étions au St James club de Neuilly, l’un des derniers endroits à Paris où nous pouvions boire un bon whisky en fumant le plus gros des cigares. Installés dans les fauteuils club de la bibliothèque de Thiers, je me souviens de son sourire quand il me confia que je ne devrais rien dire à son épouse qui ne supportait pas la fumée du tabac et sa promesse de ralentir sa consommation de bon malt.

Revenons au St James Club ce mois de septembre 2005. Un souvenir complexe m’obsédait. Alors que j’étais étudiant, j’avais été témoin de la chute du mur de Berlin. J’essayais d’imaginer comment cette liesse historique avait pu être vécue par un homme qui perdait tout ce jour-là. Avec Volkoff, nous parlions écriture. Il voulait que j’organise son arrivée dans la maison d’édition de mon épouse et nous devions établir les bases de notre travail. Il la nota alors dans la seule dédicace qu’il me fit – Pour mon ami Patrick, dont la vieille amitié me touche, en espérant que l’intersection entre son destin et le mien nous aidera à devenir maîtres du temps. Nous devions lier nos écritures à un grand projet.

Il pensait que Jean Raspail était le deuxième grand écrivain du siècle, après lui, bien entendu. Il enviait sa vision du Camp des saints, "cette prophétie" disait-il. J’étais partiellement d’accord avec lui… parce que le cigare était magnifique, mais j’éprouvais un malaise qui me venait d’images de la Deuxième Guerre mondiale.

Je lui répondais alors que Raspail ne parlait que des réfugiés étrangers, mais qu’écririons-nous si la foule des repoussés, toutes ces familles exsangues qui passeraient devant nos portes de riches aux ventres pleins, n’étaient plus des Libyens ou des Somaliens, mais, comme si souvent dans l’Histoire, des Français fuyant les combats. Nous étions loin du rêve de la paix éternelle héritée de la chute du Mur, ces réfugiés, mélangées aux étrangers, cette population disparate qui remontait du sud, des affamés, des blessés. Des enfants qui seraient les nôtres.

Nous ne savions pas alors que les solides États issus de la décolonisation, tenus par nos élites contre la peur du communisme, ou contre celle du camp occidental, allaient disparaître dans des révolutions. Nous ne pouvions croire que la Russie reprendrait si vite sa place dans l’histoire. Nous ne pouvions imaginer que le rêve de l’Europe s’affaiblirait, que la mémoire des conséquences de la peste nazie deviendrait une raillerie de la génération actuelle, ni que tous ces complots contre le "cosmopolitisme" s’insinueraient à nouveau comme leur réalité.

Mon roman était né. Il irait plus loin dans la "prophétie" telle qu’énoncée par Raspail. Parce que sa prophétie était ancrée dans son siècle, le temps du combat contre le communisme, l’opposition nord-sud de l’après-décolonisation, l’idéal d’hommes qui croyaient en un Bien, celui de la civilisation occidentale, contre DES barbaries culturelles et religieuses.

Il y a de cela juste onze ans. Je donnerais une vie pour rejoindre Vladimir au Saint James Club et lui montrer que j’avais raison. Lui, qui avait inventé le concept de "désinformation", rirait peut-être en comprenant que ces agents du KGB, dont il parlait dans ces romans, avaient pris le pouvoir au nom de la chrétienté sans changer la doctrine que prônaient les athées…


Vous quittez l'espionnage pour la politique fiction, pour y retrouver de grandes théories de l'espionnage. Comment s'est articulée la construction de ce roman ?


Ce roman est monté comme un titre de jazz. Il y a d’abord le rythme de la basse, cette contrebasse du son montant de la foule de novembre 1989. Elle reste présente tout au long de l’écriture, elle ralentit et elle accélère, mais donne toujours son tempo. J’ai voulu que le passé devienne présent, incarné par l’image du personnage de Gunther. Un fantôme omniprésent, qui ne croit qu’au jazz, parce qu’il pense que cette musique résume l’Histoire du monde : la lutte entre des oppresseurs et des opprimés, la marque d’une rareté dans l’histoire de l’humanité, où la survie n’est que l’exception.

Il y a ensuite les accords majeurs, ceux qui racontent une histoire, joués par plusieurs musiciens, décalés dans le temps : Lefort et sa cicatrice du Mur, Carignac et son grand projet de contre-espionnage, Akhmediov et son fantasme islamiste. Les trois jouent des instruments différents, mais suivent une partition identique, celle de la destruction d’un monde qu’ils croient, chacun pour une raison différente, devenu fou.

Enfin, il y a aussi le refrain, la mélodie, cette phrase sortie de mon inconscient lors de cette discussion avec Volkoff au St James club, qu’il avait complétée :

« Mais, commandant Lefort ! Avez-vous déjà tout oublié ? Nous n’étions pas n’importe qui ! Nous étions une frontière ! À l’image de cette Porte de Brandebourg, de ce pont de Glienicke sur la route de Postdam ! À l’image de tous ces symboles de cinquante années de Guerre froide marquées par des croix rouges sur les cartes d’État-major. Là, s’y échangeaient, en secret, les consciences des nations. D’un côté, l’Ouest et ses mirages. De l’autre, l’Est et ses maquillages. Au milieu, dérangeante, la limite floue de l’espionnage ».

Avec ces mots, j’imaginais deux espions ennemis, face à face sur un frontière. Quand leurs chefs leur ordonnaient de déplacer le même pied, l’un le posait à l’ouest, l’autre à l’est. Ils savaient, eux-seuls en étaient témoins, qu’ils usaient des mêmes gestes, mais, avec des conséquences opposées. Avec ma mélodie, je liais le passé et le présent. Je montrais que seuls les espions ont la véritable vision de l’Histoire.


Est-ce pour cela que le récit est entrecoupé d’anecdotes et de réflexions sur le jazz ?


Le jazz rythme ma vie, il devait faire partie de ce roman important pour moi, servir d’excuse pour faire parler mon Gunther, ce rescapé des camps nazis, parce que juif, des goulags, parce que survivant, donc coupable, cette mémoire du pire que cette génération voit aujourd’hui disparaître. Pourtant, Gunther est en RDA par le hasard de la construction du Mur, il survit à la censure qui interdit cette musique en devenant un collectionneur boulimique et c’est un peu l’écrivain qui se livre. Pour lui, la seule religion qui sauverait l’humanité est l’amour du beau incarné dans les improvisations de Chet Baker ou Bill Evans. Mes chapitres suivent un ordre caché, les morceaux d’un disque de Baker, le dernier.


À quelques semaines de l'élection présidentielle, vos scénarios sont-ils un signal d'alarme ou une analyse froide d'une potentialité de plus en plus forte.


J’ai toujours écrit sur le facteur humain, parce qu’il est plus déterminant que les études économiques ou les théories sociologiques trop souvent dictées par des élites déconnectées. Je parle d’un mécanisme connu des historiens, qui montre que l’étude des hommes qui prennent le pouvoir est celle qui décide de la paix ou de la guerre. Que ce mouvement soit la conséquence d’autres facteurs : économiques, culturels, religieux, est un fait, mais je pense que nos élites en ont inversé l’ordre de priorité pour cacher leur incapacité à changer la société. Hitler et Staline, Churchill et De Gaulle, Napoléon ou Attila sont-ils moins décisifs que les crises qui les ont portés ?

Je me suis amusé à écrire mes scénarii au fur et à mesure que des proches ou des organismes me demandaient mon point de vue. Les révolutions réussies du Moyen-Orient tenaient au facteur humain seul : des vieux clans qui ne mourraient pas pour une richesse qu’ils avaient protégée ailleurs. Des jeunes clans qui massacreraient jusqu’au dernier de leurs concitoyens parce qu’ils sauvaient ainsi l’essentiel. Ce constat vaut pour le reste du monde : Trump qui parlait au peuple hors des grandes villes. Poutine, en pleine déroute économique, qui ne pouvait que tenir son pays en réveillant le nationalisme russe, avec les mêmes outils qu’il avait étudiés au KGB… L’explosion des grands partis français participe de la même horlogerie, celle qui bouscule un monarque vers la guillotine, parce que certains (le facteur humain, toujours) veulent imposer leur mode de vie tel un dogme universel. Dans mon roman, Gunther - cette voix qui parle à mon héros - explique que "le beau n’est pas toujours le Bien". Avant de se perdre en promesses populistes, nos politiques devraient garder cette maxime en tête.

Pour répondre précisément à votre question : oui je me sers de la fiction pour montrer qu’une série de faits secondaires pourrait créer une singularité, ce momentum où tout bascule et risque, si nous n’y prenons garde, d’entraîner l’humanité vers le pire.


L’humanité a déjà connu des "pires", disons Staline, Hitler, Pol Pot, etc. En quoi ce pire-là serait-il différent ?


Et bien d’autres, tant de génocides, sur tous les continents. Un Custer et un Attila, avançant leur civilisation à coup de gorges tranchées ne sont pas limités à l’étude du passé. Le pire n’est pas un fantasme d’historiens comme la génération qui vient, le lit ou le voit sur le net. Cette remise en cause éternelle du Mal permet le retour des mécanismes de replis sur soi, de défiance de l’autre, d’arrangements suicidaires. Le pire c’est la guerre qui efface les démocraties pour donner le pouvoir aux tyrans au nom d’un dogme ou d’une religion. Volkoff s’interrogeait déjà sur cette malédiction, cette découverte d’un homo erectus dans les gorges d’Olduvaï en Afrique de l’Est, ce premier meurtre d’hominidé découvert par les paléontologues et daté de près de deux millions d’années. Pour Vladimir, le sang d’Abel sur les mains de Caïn était une énigme qui convoquait à réfléchir à l’éternité de la guerre.


Jolie manière de ne pas répondre…


Coquetterie du romancier. Mon roman ne m’appartient plus, une fois que le premier lecteur en fait un monde présent. J’ai juste voulu donner des clés. Mais mon roman est aussi une belle histoire d’amour, non ?


Ne craignez-vous pas d’endosser la triste destinée d’une Cassandre ?


Mon roman est une fiction qui me permet de montrer un mécanisme historique, la démonstration que le facteur humain est plus fort que tous les stratégies des meilleurs dirigeants. Il y a un moment où le Temps joue avec l’humanité, en prenant la main. Un lancer de dés qui détermine la vie ou la mort.


Comment s’est passée votre rencontre avec French Pulp, maison d’édition alors en création, mais sur un fonds incroyable ?


French Pulp est une rencontre avec Nathalie Carpentier, personnage central de ma décision de lui confier Nous étions une frontière. Nous avons été présentés par Laurent Guillaume qui livrera Bronx le mois prochain dans la même maison. Sacré vendeur. Nous avions signé pour les Illégaux – le Momentum qui parut seulement au Québec en 2011 et qui reçut le grand prix du Cercle Caron -. Il paraîtra en décembre prochain. Je lui ai parlé de la lecture chez Grasset du manuscrit. Elle m'a convaincu en deux minutes qu'elle seule pourrait le porter, encore un momentum, entre la naissance d'une maison d'édition et un manuscrit original.


Travaillez-vous à un prochain livre ?


Deux. Surtout une suite à ce dernier, si l’humanité survit !



Propos recueillis par Loïc Di Stefano


Patrick de Friberg, Nous étions une frontière, French Pulp, mars 2017, 457 pages, 18,99 eur


(1) Patrick est collaborateur du Salon littéraire

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