La beauté pour Patrick Grainville se situe entre Staël et Picasso

Poursuivant inlassablement son chemin – pour ne pas dire son destin – Patrick Grainville œuvre à chercher dans l’art une lumière qui pourrait apporter un commencement d’explication à cette quête de sens qui nous taraude tant. Après l’extraordinaire épopée des Impressionnistes (Falaise des fous, Seuil, 2018 et désormais en format poche dans la collection Points), nous sommes ici invités à côtoyer l’Ogre de Vallauris, le Minotaure de La Californie, l’Œil du château de Vauvenargues ; en un mot Picasso, depuis ses premiers bains au cap d’Antibes à l’été 1937 (Guernica) jusqu’à ses derniers jours de 1973.
Avec en miroir la comète russe Nicolas de Staël qui fréquenta le Maître quelques temps avant de faire le saut de l’ange depuis le balcon de son atelier…

Le château Grimaldi n’était pas encore le musée Picasso, dans lequel fut peint La Joie de vivre juste après la guerre. Danse et faune joueur de flûte. Dominance de bleu, de jaune. Torsade de bacchante aux seins généreux. Séduction du centaure. Joie radieuse.
Une farandole de formes et de couleurs faisant face à une immense toile de quatre mètres sur trois, essentiellement rouge, avec un piano noir dans un coin, le Concert :
Quel ultime regard avait lancé Nicolas de Staël du balcon bleu de l’absolu ? La Méditerranée n’était-elle, ce matin de la mort, qu’un Vésuve éteint ? Là, tout à côté du Picasso joyeux, renaissant, aux avatars intarissables. L’échec du peintre le plus pur.

 


 

Purs aussi les yeux de Milos, d’un bleu céleste et d’une clarté extraordinaire, qui ensorcellent ceux qui croisent son regard, au point de pousser une fillette de l’école à lui jeter du sable à la figure, geste de désespoir pour que disparaisse cette beauté qui fait mal… Il portera des lunettes noires le plus souvent, voire des lentilles pour atténuer cette irradiation qui va jusqu’à troubler son amante. Marine et Milos grandiront à Antibes, amourette du lycée qui se poursuit dans la vraie vie sous les fantômes des deux peintres.

Pour parler de la beauté, Patrick Grainville adopte ici un style particulier, un rythme soutenu avec des phrases courtes, très courtes, parfois sans verbe. Un staccato qui imprime une force puis une violence au récit, nous inscrivant dans les pas de Picasso qui fait tout à cent à l’heure, dont les tableaux frappent l’âme et le cœur ; alors la lecture déroute parfois mais hypnotise tout autant que l’on se retrouve à deux heures du matin à ne pas vouloir fermer le livre. À suivre les vies de Marine et Milos qui se sont distendues avant de se rejoindre au hasard d’une visite au musée. 

L’amour pour combattre la mort, finalement ? Rien que ça, et toujours que ça ? Argument facile d’autant que la frontière est mince entre amour, désir, passion, libertinage et pornographie. Picasso un satyre ? Un égoïste ? Un monstre ? Certainement, comme tous les génies, égocentrique à la caricature, dévorant ses proies sans le moindre état d’âme, seule la peinture compte, peindre sans frein aucun. Peindre quoiqu’on en dise qu'on en pense. Peindre contre la mode, le système, peindre pour broyer la mort tant que faire se peut et tenter de sauver l’Homme de sa perte annoncée. Quel avenir quand le structuralisme remplace la vieille dialectique existentielle, les archaïques salades feuilletonnesques du père Sartre ! C’est ainsi qu’on nourrit le discours sur le discours, le commentaire pour les profs. Théories, mouvements. Dogmes et interdits du jour. Bon pour les zélés naïfs de la dernière mode, croyants de la dernière cause, culs-bénits du joujou dernier cri, essoufflés gogos de la glose se hâtant d’une exposition à l’autre, d’une conférence à la prochaine, avalant tout, revues, manifestes, au fur et à mesure. Esbaudis bourgeois, parvenus des oukases de l’esthétique en vogue, rengorgés cuistres ignares, roucoulant les couplets, radotant le dernier bréviaire, toujours ravis, toujours refaits. Éternels ratés de la beauté. Bon pour les dindons de la farce et pour les spéculateurs de l’art qui font des coups. La peinture est décrétée régressive. Anachronique.  

Un roman épique au ton parfois volontairement incorrect (mais en ces temps d'interdits le roman est encore un espace de liberté) sur les travers de la peinture, l'influence qu'elle impose à ses admirateurs, la transe qui s'empare de certains regardeurs ou groupie d'un peintre qui hante alors l'esprit jusqu'à pousser l'individu à la folie... La beauté comme baume sur les maux de l'âme et la sexualité comme terrain de jeu infini ? Une manière de voir les choses, pour un temps.

 

 

François Xavier

 

Patrick Grainville, Les yeux de Milos, Éditions du Seuil, janvier 2021, 350 p.-, 21 €

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