La costumière & le fantôme du théâtre

Dix ans. Voilà dix ans que l’on patiente après le vibrant Trauma. Donna Tartt aussi mit dix ans à produire Le Maître des illusions. Et quel chef-d’œuvre. Nous marchons ici dans la même veine. Voyage en plusieurs dimensions. Un cocktail pimenté d’un peu de  Conrad et de Somoza. Nous sommes en 1947, à Londres. La ville peine à se relever. Les tickets de rationnement en encore cours. Mais le flegme britannique en a vu d’autre. Aucune raison de baisser les bras. Ni le rideau d’ailleurs : le théâtre demeure. Quoiqu’il arrive. Même par grand froid.
Joan s’occupe des costumes dans l’un des grands sanctuaires du jeu d’acteurs. Mariée à Gricey, l’un des plus brillants. Jusqu’au jour où il décède de façon suspecte après une représentation de La Nuit des rois où il tient le rôle de Malvolio. Effondrée elle se retire dans son appartement mais ses amis réussissent à la convaincre de se rendre à la représentation donnée en l’hommage de son défunt époux. Reprenant le rôle de Malvolio, un jeune homme se glisse dans la peau de Gricey.
Jouant à la perfection il parvient à reprendre la pantomime de son aîné. Et le mimétisme sidère Joan qui y voit l’âme de son mari réincarnée. Elle séduira Daniel qui lorgne sur sa fille, elle aussi actrice. Attirance professionnelle qui se double d’une amourette. Joan ira jusqu’à donner les anciens costumes de Gricey à Daniel. Cherchant dans un jeu malsain à revoir celui qui lui a caché le pire des secrets. Sa fille jouant avec Daniel à humer l’odeur de son père sur le tissu tout en caressant les cheveux du jeune homme totalement perdu…

Narré par un chœur d’actrices défuntes, ce récit dépeint à la perfection les tressautements de l’âme dévorée par la passion. Quelle s’arrime à un amour, un objet, une idéologie, un métier. Les protagonistes mèneront leur destin sur la crête de la vague rédemptrice. Au péril de leur vie.
Et malgré la cruauté des événements, le style savoureux de Patrick McGrath laisse flotter un humour so british. Décalé, décampant, dérisoire mais si tendrement humain. Même la pire des racailles est un clown blanc.

Au fil des pages nous pataugeons dans le Londres lugubre de l’après-guerre. Une atmosphère qui tenaille, finement peinte, entre rétro et kitch. Aux relents à peine étouffés d’une insidieuse montée du fascisme. La défaite est trop amère pour certains. La disparition trop douloureuse pour d’autres. La rencontre de ces destinées donnera dernier coup fatal. Mais la folie jamais ne démordra de son dessein. Un salut pour l’âme, sans doute, dès lors que la douleur devient insupportable. Parler aux fantômes, marcher sur l’eau, tout plutôt qu’une vie à moitié vécue…

 

Annabelle Hautecontre

 

Patrick McGrath, La Costumière, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jocelyn Dupont, Actes Sud, coll. Lettres anglo-américaines,mars 2021, 336 p.-, 22,50 €

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