Patrick Modiano en somnambule littéraire

Les souvenirs sont des compagnons pervers, parfois fantômes drapés dans des manteaux d’illusion qui couvrent des pans de réalité, parfois fantasmes qui hantent nos rêves en les rendant réels – quand ils ne fissurent pas la réalité en la détournant vers une illusion ; les lieux se croisent, les visages se superposent quand ce ne sont pas des voix que l’on croit reconnaître, des endroits où l’on est persuadé être passé, des histoires déjà vécues. Quel trouble que d’ouvrir d’anciens carnets, de relire ses notes vieilles de plusieurs décennies, regarder un album-photos en se questionnant sur le nom, le prénom d’un visage, en s’échinant de se remémorer le lieu où le cliché fut saisi… La mémoire est une coquine qui habille nos émotions pour redonner aux souvenirs une couleur qui n’aura pas forcément l’authenticité de la première fois ; mais qu’importe que le flacon soit poussiéreux si l’alcool qu’il renferme est toujours aussi grisant !

Et les souvenirs de Jean D, alias Patrick Modiano, sont épiques, romantiques, désuets, vivifiants, brutaux, romantiques, dangereux parfois, mais toujours baigné dans cette atmosphère ouatée que les détails délivrent d’un burlesque que ces fugues pourraient laisser à penser. Il faut dire que le jeune narrateur n’a de cesse de fuir, de son adolescence jusqu’à ses vingt-deux ans ce ne sera que lapin, descente dans un immeuble à double entrées, sortie sous prétexte d’aller chercher des cigarettes, etc. ; tout cela pour fuir, des situations cocasses, des femmes envahissantes, des rendez-vous d’affaires qui tournent mal ; pour fuir le service militaire, fuir le réel, se jouer du destin et voir si l’on peut tordre le cou aux choses établies…

Car le destin de tout homme c’est bien la femme ; ici six sont convoquées pour nous donner un tableau nuageux – à l’enseigne de ces peintres qui, comme Frédéric Benrath, constellent leur œuvre de strates évanescentes pour mieux aspirer le regardeur et capturer son attention. Nul doute que Modiano réussit son entreprise tant nous dévorons littéralement ce court roman d’une traite d’une seule, voguant entre les années 1950-60, entre le docteur Madeleine Péraud et Geneviève Dalame qui entretiennent une certaine appétence pour l’ésotérisme, manière d’offrir au jeune homme les outils pour contourner ce réel qui ne l’amuse pas et réinventer ses rêves, allant jusqu’à jouer le chevalier servant quand une jeune et belle brune aux yeux clairs l’appelle en pleine nuit car… elle vient de tuer accidentellement un homme en jouant avec son pistolet. Jean l’exfiltrera de l’appartement au nez et à la barbe du concierge, jettera l’arme et l’emmènera se cacher dans un petit hôtel…

Toutes ces dames perdues de vue, et croisées au hasard des rues bien des années plus tard feront refluer moult souvenirs pour y piocher de troublantes vérités, à moins que ce ne soit d’hypothétiques réminiscences voire les projections d’un fantasme. Avec Patrick Modiano on ne sait jamais, seule la littérature y gagne ses lettres de noblesse en offrant à l’écrivain les outils pour tisser merveilleusement son récit.

François Xavier

Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Folio n°6686, septembre 2019, 112 p.-, 6,20 €
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