Chevreuse : entre ombre de l'enfance et lumière du Nobel

Chevreuse est fidèle à la ligne romanesque édictée depuis La place de l’étoile en 1967, par Modiano : tout y est impression, atmosphère, souvenirs venus du passé, fantômes. Il n’y a pas ou peu d’histoire et elle est secondaire.
Le héros, Jean Bosmans présent depuis le roman l’Horizon depuis une dizaine d’années rembobine son passé autour d’une chanson, Chevreuse.
Il se souvient de Camille surnommé Tête de mort qui l’avait entraîné dans un appartement à Auteuil. Là il y était question d’un réseau, d’un numéro de téléphone désaffecté : AUTEUIL 15.28, d’une certaine Martine Hayward, d’André K, de Guy Vincent, de Jean Terrail. Auteuil. Voilà un nom qui qui sonnait d’une drôle de façon pour lui. Auteuil. Mais comment mettre en ordre tous ces signaux et ces appels en morse, venus d’une distance de plus de cinquante ans, et leur trouver un fil conducteur ?
Dans cet appartement apparaissaient des gens peu recommandables qui avaient peut-être un lien avec une maison de la rue du docteur Kurzenne où il avait séjourné étant enfant. Des gens qui pour certains avaient fait de la prison. Le narrateur se souvient d’une phrase énigmatique qui l’avait alors marqué : Guy vient de sortir de prison…

L’enfance est l’un des sujets privilégiés de Modiano, l’enfance et les souvenirs que l’on se forge à l’insu des adultes trop bavards : Les adultes devraient toujours parler à voix basse car il faut se méfier des enfants.
Comme toujours, chez l’auteur, les personnages sont interlopes, (un adjectif que l’on croirait spécialement créé pour lui). Ils viennent de nulle part et vont on ne sait où, ont parfois eu des rôles obscurs voire bien pire sous l’occupation.

Né en 1945, Patrick Modiano est hanté depuis son tout premier roman, par les inquiétudes, les faux-semblants, les zones noires de la période de la seconde guerre mondiale. Il est toujours question dans ses œuvres, de gens sans pedigree défini, parfois des apatrides qui avancent sans certitudes autres que celles de la survie ou du souvenir de ce qui fut.
Ses premières années complexes dans un foyer désuni entre un père, "homme d’affaires" et une mère actrice qui le confièrent à des nounous dans des maisons inquiétantes, comme la Casa Montalvo où il vécut, âgé de six ans  avec son frère et une gouvernante ou à des internats ; la mort de ce petit-frère disparu à dix ans, sont autant d’évènements fondateurs qui poussent le romancier à explorer  de livre en livre,  les thèmes de la judéité, de l’identité, des liens familiaux distendus.

Dans l’introduction d’un livre, réunissant une dizaine de ses romans, Patrick Modiano publie quelques photos. Parmi elles, celle son carnet de vaccination, sur lequel figure le prénom, Jean : Mon premier et vrai prénom Jean.  
Comme si déjà, à 22 ans, à l’aube de sa carrière, émergeait déjà ce désir de se cacher d’on sait quel danger venu de souvenirs obscurs, derrière le prénom rassurant et banal de Patrick.
Les autres photos illustrent mieux que n’importe quel essai savant, la richesse de son imaginaire : Tounette H, qui nous emmenait, mon frère et moi  dans sa voiture de course… Zina  Rachevsky,  Nicole de Rouves, starlettes oubliées des années 50, Porfirio Rubirosa…
Autant de personnages flamboyants, troublants et oubliés qui marquèrent ses jeunes années.

Chevreuse comme chaque nouveau roman redessine les contours biographiques du romancier. Aucun de ses livres n’est autobiographique, mais chacun ajoute une dimension qui permet d’affiner la connaissance de sa personnalité  entre l’ombre de son enfance  et  la lumière du Nobel.

Brigit Bontour

Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, octobre 2021, 158 p.-, 18 €
Découvrir les premières pages...

Aucun commentaire pour ce contenu.