Écrivain et journaliste Français (1905-1940), lié à la figure de Jean-Paul Sartre et au Parti communiste français

Paul Nizan : Biographie


Écrivain avant tout…

 

Il est des auteurs qui n’ont pas reçu toute la consécration qu’ils méritaient. Ignorés ou rejetés de leur vivant, la postérité ne leur pas offert non plus une deuxième chance. Paul Nizan est assurément de ceux-là. À quoi cela tient-il ? À leur médiocrité ? Sûrement pas. En relisant Le Cheval de Troie, que Gallimard a eu la bonne idée de rééditer dans sa collection « Imaginaire », avec une préface de Pascal Ory (1), on ne peut que se convaincre du contraire. Alors pourquoi ce relatif oubli ? Difficile à dire. Autant se demander quelles sont les raisons du succès. Il n’y a pas forcément de logique dans l’engouement du public et la notoriété, comme la vie, favorise les uns et néglige les autres, sans état d’âme aucun.

 

Pourtant, rien n’arrive jamais tout à fait par hasard non plus et si on se penche d’un peu plus près sur la destinée de quelques écrivains on comprendra souvent pourquoi certains ont percé et pourquoi d’autres sont restés dans l’ombre. Simenon, par exemple, indépendamment de son talent certain, a su abattre deux cartes qui n’ont pas peu contribué à asseoir sa notoriété. D’abord, petit Belge fraîchement débarqué à Paris, il a choisi avec ses Maigret le roman policier, genre populaire et d’accès relativement facile (ce qui lui assurera rapidement un large public) mais aussi genre « paralittéraire » où personne, dans le domaine francophone de l’époque, n’allait lui faire de l’ombre. De plus, il fut un des premiers à comprendre le rôle de la publicité. Ce qui importait, ce n’était pas tant ce qu’il écrivait que le fait qu’on en parle avant la parution même du livre. Chaque roman était annoncé à l’avance et nul ne pouvait ignorer sa sortie. La notoriété est donc venue et à son tour elle a justifié un nouvel engouement du public. Comment en effet ne pas lire quelqu’un d’aussi connu et dont tout le monde fait l’éloge ? Sans compter qu’il s’y entendait, le bougre, pour susciter de nombreuses questions autour de son personnage. Tout, chez lui, tend à devenir mystérieux et à intriguer, que ce soit sa manière d’écrire (le fait de s’enfermer pendant une semaine, de ne jamais connaître la fin du roman à l’avance, etc.) ou sa manière d’exister (sa vie dans un bateau, ses multiples conquêtes féminines). Rien d’étonnant, dès lors que le public ait suivi, surtout que le talent était au rendez-vous. Mais il est clair qu’un Simenon plus discret, moins extraverti, aurait évidemment eu un impact et une notoriété beaucoup moins grands.

 

Le contre-exemple de Simenon, ce pourrait être Nina Berberova (1901-1993), qui a été découverte par Hubert Nyssen (Actes Sud) en 1985 seulement et qui n’a donc été publiée que fort tardivement. Comment expliquer ce parcours atypique ? Pourquoi cette auteure, qui entassait les manuscrits depuis des années, ne parvenait-elle pas à percer ? Par manque de génie ? Mais pourquoi alors le succès l’attend-il à la fin de sa vie ? Et bien tout simplement parce qu’elle est en dehors des courants de pensée du moment. Exilée de Russie après la chute du Tsar, Russe blanche et écrivant en russe, on comprend que ce n’est pas dans son ancien pays devenu communiste qu’elle va se faire éditer. Mais ce ne sera pas dans la France de Jean-Paul Sartre non plus, car la mode, pour les intellectuels du moment, est d’admirer Staline et son régime. Quel crédit accorder à une femme qui a fui le paradis soviétique ? Aucun, évidemment. Il faudra donc attendre que l’existence des goulags soit connue, que les passions se calment et que l’Occident tourne un regard neuf vers la vieille Russie pour que Nina Berberova puisse être acceptée. Ce n’est qu’à ce moment que le discours qu’elle tient dans C’est moi qui souligne (Acte Sud, 1989) peut être accepté.

 

Mort trop tôt

 

Ainsi donc, pour obtenir la consécration comme écrivain, il faut non seulement posséder des qualités d’écriture, mais aussi bénéficier de circonstances extérieures favorables. Paul Nizan, pour revenir à lui puisqu’il fait l’objet de cet article, semble un bel exemple pour illustrer cette vérité. Qu’est-ce qui explique qu’il demeure non pas inconnu, il serait exagéré de dire cela, mais en tout cas trop méconnu. Pourtant ses débuts furent brillants et rapides. D’abord, c’était un intime de Jean-Paul Sartre, qu’il avait rencontré au lycée Henri IV et avec qui il s’était lié d’amitié. Ils préparèrent même ensemble le concours d’entrée à l’École normale supérieure. Là, les deux amis feront la connaissance de Raymond Aron. Ensuite, après une année passée à Aden, il revient en France et adhère au parti communiste. Son livre le plus connu, Aden Arabie, dans lequel il dénonce la colonisation, paraît en 1931 et est aussitôt remarqué par la critique (2). Il publie ensuite Les chiens de garde (1932) et Antoine Bloyé (1933). Sa rencontre avec Brice Parain, le secrétaire personnel de Gaston Gallimard, lui ouvre les portes de la NRF. C’est là qu’il publie Le Cheval de Troie (1935) et La Conspiration (prix Interallié 1938). Parallèlement à son activité d’écrivain, il collabore aux revues communistes (La revue marxiste, L’Humanité (3), etc.) Comment expliquer, dès lors, qu’une ascension aussi rapide ait été suivie d’un quasi-oubli ? En fait, l’événement qui va tout faire basculer, c’est la guerre et avant elle le pacte germano-soviétique. Nizan, qui, dans ses articles, avait suivi la ligne du PCF et milité pour une alliance avec l’URSS (seule attitude capable « d’imposer une paix qui ne soit pas un masque de la guerre ») et qui avait ironisé sur les livres que l’on brûlait à Berlin tandis qu’à Moscou on rééditait et répandait les livres de Dostoïevski, Nizan dis-je, va s’insurger contre ce pacte, dans le quel il voit une trahison du PC et la ruine des espoirs qu’il avait mis en lui. La Pologne envahie, Nizan, déjà mobilisé, envoie sa lettre de démission au PCF (21 septembre 1939). Aussitôt commencent les calomnies. En mars 1940, déjà, Maurice Thorez le qualifie d’agent de la police. En mai 1940, Paul Nizan meurt au combat lors du repli vers Dunkerque. Sa mort héroïque ne réhabilite pas sa mémoire. À la Libération, il est rayé par le PCF de la liste des écrivains combattants et on fait courir le bruit qu’il était en fait un traître à la solde du ministère de l’intérieur. Sa femme demande des explications à Aragon et à Thorez, mais n’obtient aucune réponse. Au contraire, en 1946, Henri Lefebvre, dans l’Existentialisme, écrit : « Tous [les livres de Nizan] tournent autour de l’idée de trahison. […] Il venait des milieux réactionnaires et même fascistes. Peut-être même en faisait-il encore partie puisqu’il prétendait les espionner. » Son ami Sartre protestera énergiquement (dans Combat du 4 avril 1947 et ensuite dans Les temps modernes en juillet de la même année) et sa lettre sera co-signée par Camus, Queneau, Leiris, Aron, Breton, Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty, Paulhan et quelques autres. De nouveau, aucune réponse ne sera donnée. Par contre, en 1949 Aragon, dans son roman Les Communistes met en scène un policier censé représenter le traître Nizan. Prudemment, il l’enleva de la réédition de 1966. Il faut dire qu’en 1960 Maspero avait réédité Aden Arabie avec une belle préface de Jean-Paul Sartre (4). Nizan fut finalement réhabilité par le PCF à la fin des années soixante-dix. On remarquera que la polémique n’est pas entièrement terminée puisque dans l’édition du 26 février 2005 de l’Humanité, Anne Mathieu (5) répond à Régine Deforges, laquelle s’inquiétait que dans un article précédent n’avait été évoquée ni la rupture avec le PCF ni la polémique qui s’engagea après la guerre (6).

Tout ce ceci pour expliquer pourquoi Nizan est moins connu aujourd’hui que ses amis Sartre ou Aron et pourquoi, quand on pense aux écrivains de la guerre, on cite toujours Aragon mais jamais Nizan. Mort trop tôt (7), n’appartenant pas, par la force des choses, au mouvement de la Résistance, il n’aurait pu être sauvé de l’oubli que par ses pairs, mais on vient de voir ce qu’il en était. Trop révolutionnaire pour la droite, décrié par une certaine gauche, il ne pouvait que sombrer dans un relatif oubli. En fait, son franc parler, qui avait permis son ascension, allait aussi constituer sa perte. Car, tandis que les autres écrivains de gauche se contentaient de suivre la ligne du parti communiste, il fut le seul à oser s’en détacher par rigueur morale. Il n’était point l’homme d’une organisation mais un solitaire que l’acuité de ses jugements rendait intransigeant avec lui-même. C’est ce radicalisme qu’il nous faut admirer aujourd’hui. Nizan était logique avec lui-même, c’était un homme d’honneur, mais cet honneur l’a perdu. La droite politique s’est méfiée de lui, notamment à cause de ses discours contre le colonialisme (Aden Arabie) tandis qu’une partie de la gauche lui reprochait de ne pas être resté dans les rangs. Heureusement le temps a passé et il est permis aujourd’hui de considérer l’homme et l’écrivain en dehors de tous ces clivages politiques. Car écrivain Paul Nizan l’était, il n’en faut pas douter.

 

Militant mais littéraire

 

Pour en convaincre le lecteur, je voudrais maintenant me pencher sur ce roman qui vient d’être réédité, Le cheval de Troie et si, par cette modeste réflexion, je pouvais donner l’envie à quelques personnes d’ouvrir ce livre, j’aurais oeuvré sans le savoir à la réhabilitation de Paul Nizan, cet écrivain qui mérite bien qu’on le lise.

Le problème (encore un), avec Le cheval de Troie, c’est qu’il a été dit que c’était un livre militant et qu’à ce titre il n’avait guère sa place dans la littérature. Ce point de vue est évidemment faux. Certes ce récit retrace la réaction violente du parti ouvrier de Villefranche, qui veut s’opposer à la tenue d’un meeting d’extrême droite dans cette ville. Le thème central du livre est là, il ne faut pas le nier. Toute l’intrigue mise en place sert à mettre en avant la scène finale de la révolte. Il y a d’abord un premier chapitre champêtre, au cours duquel on met en scène les futurs protagonistes, lesquels passent calmement leur dimanche à la campagne, puis il y a l’organisation de la manifestation proprement dite, et enfin le point d’orgue de la fin du livre, c’est-à-dire l’affrontement avec les gendarmes et les coups de feu tirés. Donc, que le livre soit d’abord militant, c’est une évidence. Mais outre le fait qu’on ne voit pas en quoi cela serait blâmable d’écrire un livre contre la montée du parti fasciste (surtout lorsque l’on est en 1935), il ne faut surtout pas perdre de vue son côté humain. Car si les héros sont des ouvriers militants, ils sont aussi des hommes, avec leurs passions, leurs espoirs, leurs faiblesses. Et là nous sommes bien dans la littérature.

Ainsi, la solitude existentielle des protagonistes est omniprésente. Bloyé, le héros principal (qui est professeur comme Nizan et non ouvrier) décrit ainsi la vie de ses collègues :

 

« Ils étaient dans ce lycée pour toute leur vie et cette machine d’enseignement, d’espionnage les rabotait. Ils avaient une belle vieillesse de professeurs retraités devant eux et une triste jeunesse de futurs professeurs derrière eux. […] Leurs enfants avaient un avenir et ils se demandaient ce qu’ils feraient de l’avenir de leurs enfants La vie s’allongeait devant eux comme une allée glacée, elle ne faisait pas un détour, ils ne s’y perdraient pas. Ils savaient qu’ils mourraient et la mort était visible de loin comme un monument au fond d’un parc. » (Op. Cit., pages 63 et 64)

 

D’entrée de jeu, le ton est donné : la vie est absurde. Ou bien vous êtes ouvrier et vous vivez dans la misère et l’exploitation ou bien votre existence matérielle est assurée mais vos actes n’ont aucun sens. La seule manière de s’en sortir est donc d’agir :

 

« Ils ne voulaient pas savoir qu’on ne se défend contre la vie qu’en la vivant. » (ibidem)

 

Sartre n’est pas loin avec son existentialisme (l’existence précède l’essence) et le Malraux de La Condition humaine et de L’Espoir non plus, qui se demandait ce que vaudrait sa vie s’il n’était pas prêt à mourir pour elle. Mais Nizan n’est pas manichéen comme on le lui a reproché (les bons ouvriers et les mauvais patrons). Il sait peaufiner et mettre dans son roman toute une panoplie de nuances. Ainsi Lange, un autre professeur, critique le communisme de son collègue Bloyé, non par conservatisme mais par désespoir :  

 

« Ton activité me paraît extraordinairement absurde. […] Il est difficile d’imaginer un univers plus scandaleux que celui où nous avons le malheur de vivre. […] Vous [les communistes] travaillez à fabriquer un monde où je ne serai pas moins seul. » (Op. Cit., page 67)

 

C’est que Lange, très lucide, est un nihiliste (8). Il a dépassé le stade le l’action et est « parvenu à ce degré de la solitude où les liens sont si bien tranchés qu’il n’est plus possible de reprendre pied parmi les hommes » (Op. Cit., pages 66 et 67). Or une telle attitude ne peut conduire qu’à une impasse. Àla fin du roman, Lange, venu en badaud admirer le spectacle de la manifestation et s’étant retrouvé par hasard du côté des fascistes, finira par tirer le premier coup de feu en direction des ouvriers. C’est que sa solitude personnelle ne lui permet plus d’entrer dans un combat fraternel. Étant au-delà de tout, sa vie ne peut plus avoir de sens.

 

Une grande lucidité

 

Cela nous amène à l’autre thème du Cheval de Troie, celui de la fraternité. Certes la vie est absurde mais il faut la changer. Et on la changera en s’unissant tous, en améliorant nos conditions de vie et en luttant contre l’injustice. C’est ainsi que Bloyé est un ami avec les ouvriers, dans une sorte de grande solidarité. Mais il est plus pessimiste qu’eux. Alors que certains pensent « que la vie comme elle est ne peut pas durer éternellement… Il faudra bien que cela change » (Op. Cit., page 45), Bloyé, lui, croyait plutôt que « tout ce que l’on pouvait faire serait de donner un sens à la souffrance et à l’angoisse des hommes. » (Op. Cit., page 45). Cela ne l’empêchera pas de mettre tout en œuvre pour mobiliser les masses travailleuses. Et le titre du livre est explicite à cet égard : il s’agit d’assiéger la cité bourgeoise et de parvenir à ses fins par les moyens dont on dispose (9). Puisque la force est du côté de l’autorité, il faut lutter en se fondant sur la ruse et la solidarité. Un bel exemple en est donné à travers le personnage de Paul. Condamné à plusieurs années de prison pour des grèves du côté de Tourcoing, il est en fuite et espère une amnistie. En attendant, il a quitté Saint-Etienne pour trouver du travail, laissant derrière lui son épouse. Il sera accueilli à bras ouverts par les amis de Bloyé, en qui il trouvera une seconde famille. Mais, malheureusement, son cas n’est pas isolé et Nizan dénonce les flux migratoires, provoqués par la misère, qui agitent la région :

 

« C’était le temps où la ville voyait arriver des hommes détachés de leur ancienne ville et de leur ancienne vie qui arrivaient à pied ou descendaient des trains, des grands camions de Messageries. Chaque jour vingt-cinq ou trente chômeurs traversaient les villages avec des vieux sacs sur le dos. Certains demandaient du pain. D’autres rêvaient de vin. Des Allemands descendaient en bicyclette vers le sud, chargés de souvenirs déchirants. Des Espagnols montaient furtivement vers le nord. […] C’était des migrations qui étaient fuite et poursuite. » (Op. Cit., pages 71 et 72).

 

Dans cette période troublée, coincée entre la guerre civile d’Espagne et la montée du nazisme en Allemagne, Nizan fait preuve d’une grande lucidité. Son roman est donc aussi une page d’actualité et un pamphlet pour les hommes politiques qui restent inactifs mais qui signeront bientôt les accords de Munich et qui parqueront les réfugiés espagnols dans des camps à Argelès-sur-mer, à Saint-Cyprien et au Barcarès.

 

Rien n’est gratuit

 

Si l’on se penche maintenant sur la structure du roman, on la trouvera très classique. Unité d’action (la manifestation), de lieu (la ville de Villefranche-sur-Saône), de temps (une semaine). Dans ce cadre strict, Nizan sait développer une atmosphère. Le premier chapitre, champêtre (un dimanche de repos à la campagne), permet de camper les protagonistes. La description de la nature, quant à elle, n’est pas gratuite. Ainsi les personnages gravissent un promontoire et se retrouvent sur une hauteur qui leur permet d’observer la ville en contrebas. Le paysage est donc coupé en deux par une ligne de démarcation (comme les classes sociales) : « Cette falaise au cœur de la France le faisait penser à la mer. » (Op. Cit., page 41). La végétation rare du plateau confirme cette impression de littoral : « Il se souvenait d’avoir vu à Ouessant ces végétaux serrés et élastiques. » (ibidem) D’un côté donc, le monde de la nature, quelque peu idyllique, concrétisé par ce plateau d’où l’on domine la situation (symbole de la clairvoyance intellectuelle) et de l’autre la vallée, où se trouvent la ville et les usines. Très vite, la description devient le motif d’une réflexion sociale :

 

« Autrefois, sur cette falaise, dit Bloyé, il y a eu des hommes qui n’avaient que des armes de pierre, des outils de silex. Ils ont laissé des haches, des colliers. Ils venaient voir sur cette pointe si leurs ennemis arrivaient…

Marie-Louise dit :

— Nous aussi, nous voyons nos ennemis d’ici. » (Op. Cit., page 42).

 

Et de comparer Villefranche à « un de ces massifs de corail qu’on aperçoit au fond d’une mer ; elle avait grandi comme une colonie de zoophytes, chacun de ses habitants, de ses propriétaires laissait après sa mort sa coquille, l’alvéole minéral blanc et rose qu’il avait mis sa vie à secréter » (Op. Cit. page 43). Les habitants, ces « propriétaires », sont donc ramenés à leur animalité. Les bourgeois se croient importants, mais ils ne sont finalement que de petits animaux inoffensifs. Une fois morts, ils laissent leurs biens, ce qui permet à leurs successeurs de s’enrichir et à la ville de s’agrandir encore. Sclérosée dans son passé, celle-ci s’oppose donc à la nature vierge du plateau, où souffle le vent sauvage et d’où les protagonistes l’observent. Construite dans la vallée, elle est elle-même à la limite de deux mondes, le centre et le midi, lequel est préfiguré par les platanes, les vignes et les mûriers. Lieu de frontière, elle est l’endroit par excellence où des événements doivent se produire. Sur le plan social, on retrouvera cette dualité entre les ouvriers et les patrons. Une nouvelle fois, ceux-ci sont assimilés à l’élément liquide :

 

« Les familles d’ouvriers s’arrêtaient pour écouter de loin ces violons, ces pianos et regarder ces hommes et ces femmes illuminés, comme des crustacés ou des poissons s’agitant lentement dans l’eau et les algues d’un vivarium. » (Op. Cit., page 54)

 

À cet univers d’opulence un peu glauque, s’opposent les quartiers ouvriers, qui eux renvoient à l’absence d’eau et à la sécheresse (idée de pénurie) :

 

« C’était un quartier de rues étroites, pavées de galets : elles ressemblaient à des torrents desséchés entre les hautes berges noires des immeubles où vivaient des ouvriers, des artisans, des boutiquiers. » (Op. Cit., page 54).

 

Par contre, lorsque l’élément liquide réapparaît, il est assimilé à la force des torrents et non aux eaux mortes des étangs. Ainsi, quand les ménagères font leur ménage, les eaux dévalent « leur lit de galets comme des eaux de torrent, et non des eaux captées, dérivées, soumises à des pompes, à des conduites ; elles forment des tourbillons, elles obéissent aux lois qui dirigent les plus puissants fleuves » (Op. Cit. page 58).

 

L’idée est claire : au monde statique et stagnant de la bourgeoisie s’oppose la violence des éléments naturels, qui sont du côté des classes ouvrières. Le lecteur pressent que ces eaux qui dévalent peuvent tout emporter, comme la colère du peuple. Et si parfois les enfants jouent à faire des barrages dans cette eau déferlante et s’ils y font flotter des bouchons (la domestiquant à leur profit), c’est que pour eux, précisément, ces eaux sont assimilées à des fleuves puissants. Du moins est-ce ainsi qu’ils imaginent les choses dans leurs rêves d’enfants. À un autre endroit, le mouvement de la foule qui va s’opposer aux gendarmes est lui comparé à la houle des vagues (nature sauvage et impétueuse). Par contre, une fois la manifestation terminée (et qui ne sera qu’une demie victoire car si les fascistes ont quitté la ville, il y a eu des tués du côté des manifestants), c’est dans le lit du fleuve en partie à sec que deux des protagonistes se réfugient pour mieux réfléchir aux événements. Mais « autour d’eux des eaux coulaient et ils sentaient de toutes parts leur présence à une odeur de grand lézard qui ondulait parmi des odeurs de menthe et de feuillages ». (Op. Cit., page 227) Omniprésence du fleuve donc, qui symbolise la force vive et impérissable des mouvements politiques populaires, prêts à repartir au combat. Omniprésence également de la nature, au sein même de la cité (odeur de menthe, etc.) qui renvoie au premier chapitre bucolique et donc au bonheur simple des protagonistes.

 

Une atmosphère

 

À côté de ces descriptions de la nature, on notera la grande maîtrise que déploie Nizan pour créer une atmosphère, notamment quand il peint les mouvements de la foule en colère. Composée au début de quelques personnes, elle croît insensiblement et au-delà de ce que les autorités avaient imaginé. Petit à petit on est obligé de la faire encadrer par la gendarmerie. Mais la foule continue à grossir et elle gronde. À la fin on ne peut plus la contenir : les premières pierres sont lancées contre les forces de l’ordre, qui répliquent par des tirs. Cette montée de la violence est inexorable et elle est le fait de la foule dans son ensemble et non de quelques individus qui auraient donné des ordres. On retrouve donc l’idée de groupe solidaire, chère au Nizan communiste. On remarquera cependant qu’on ne tombe pas dans le manichéisme. D’abord cette révolte n’aboutit à rien de concret (les fascistes prennent la fuite, sans plus, mais les ouvriers ne voient pas leurs conditions matérielles s’améliorer) et on peut dire que c’est un coup dans l’eau. De plus il y a des blessés et même un tué, Paul, l’ouvrier de Saint-Etienne, qui est venu mourir loin de chez lui en voulant défendre la cause de ses camarades (toujours cette notion de solidarité). Et il n’a pas été victime des balles de la police mais probablement d’un coup tiré par Lange, le professeur nihiliste, entraîné par hasard dans cette affaire. Le message de Nizan est donc clair : mieux vaut la force organisée du parti et la fraternité des ouvriers qu’une conscience individuelle égarée, qui ne travaille que pour elle-même. En tenant un tel discours, on sent l’auteur très proche des thèses du PCF et c’est sans doute ce que beaucoup lui ont reproché (10).

 

Pourtant le discours de Nizan est toujours singulier. Si son roman fait l’apologie du monde ouvrier, il sait aussi en condamner les erreurs. Ainsi, au début du livre, un certain Albert est critiqué parce que son épouse Catherine se retrouve enceinte pour la quatrième fois :

 

« C’est curieux qu’il soit inconscient pour ces choses-là… Ça ne devrait pas arriver chez nous.

 Louis répondit : — C’est ce genre de chose qu’on a le plus de mal à faire comprendre… Il faudra du temps, plus de temps que pour la politique… » (Op. Cit., page 39)

 

Ainsi donc, pour la première fois peut-être, un homme, Nizan, prend la défense des femmes en reprochant aux hommes de leur imposer inconsidérément des grossesses successives. Ce genre de propos sera repris plus tard dans la littérature dite féminine. Mais Nizan ne s’arrête pas à cette simple dénonciation. Dans le roman, Catherine avorte clandestinement. Quelques jours après, alors que son mari est allé manifester, elle meurt seule, à vingt-six ans, vidée de son sang. Les dix pages qui décrivent son agonie méritent d’être remarquées. Tout s’y trouve : l’injustice d’un décès dans la fleur de l’âge, la révolte devant la misère de la condition féminine,  la solitude de l’individu face à sa propre mort, l’absence du mari, l’impossibilité de lutter quand on est épuisé, etc. Et ce sang que perd Catherine, ce sang qui ne s’arrête plus de couler et qui l’emporte, c’est aussi celui du peuple que l’on exploite, comme c’est celui qui coule sur la place, où les gendarmes viennent de tirer sur les manifestants (11).

 

Remarquons en passant qu’il y a peu d’érotisme et d’amour dans Le Cheval de Troie. Outre Catherine dont on vient de parler mais dont la passion pour son mari s’était refroidie au fur et à mesure des grossesses successives et des difficultés matérielles que celles-ci entraînaient, il y a Paul, l’ouvrier de Saint Etienne qui a dû quitter son épouse car il est sous le coup d’une condamnation judiciaire. Ou il n’y a pas d’amour (le professeur Lange est célibataire par exemple), ou il n’y en a plus, ou il est impossible et contrarié. On trouve juste une scène au premier chapitre où Bloyé embrasse une femme par ailleurs jeune et belle :

 

« Le corps de Marie-Louise fut simplement parcouru par une onde qui ressemblait à un gonflement de mer. » (Op. Cit., page 44)

 

On notera en passant l’élément liquide, une nouvelle fois valorisé. Mais pour ce qui est du baiser, il  restera sans suite : « Ils restèrent allongés côte à côte, désoeuvrés comme des morts. Bloyé pensait à Marie-Louise. Il ne l’aimait pas. » (Ibidem) C’est que dans la femme, Bloyé voit d’abord la militante, avec sa détermination et son intelligence. Pas d’union charnelle donc, puisque celle-ci renvoie à la mort (la position des amants potentiels, l’avortement et le décès de Catherine).

 

La solitude et la mort

 

Il fait dire que la mort est un des thèmes majeurs du livre. Bien plus que les idées communistes de solidarité ouvrière et de lutte des classes (qui s’y trouvent aussi), c’est à une réflexion sur le sens de la vie et donc de la mort que ce roman veut atteindre. Car l’homme est fondamentalement seul. Si la camaraderie politique est une issue possible, c’est parce qu’elle vous fait oublier votre mort. En luttant pour améliorer la vie des autres, pour leur rendre un peu de dignité, c’est contre votre propre néant que vous vous battez. Tel est à peu près le sens du message de Nizan et à ce titre son oeuvre nous interpelle tous. Loin de n’être qu’une vague apologie du PC comme certains l’ont dit et ont voulu le faire croire, il s’en dégage au contraire un langage profondément humain dans sa désespérance.

 

Et cette solitude, Nizan l’a éprouvée plus que tout autre. Lui qui avait misé sur la camaraderie du parti, il a eu, comme on l’a vu, le courage de rompre avec lui (12) quand leurs routes ont divergé. Fidèle à lui-même et à la pureté de ses sentiments, il n’a pu accepter les compromissions du PCF, auquel il avait pourtant consacré ses meilleures années. Il s’est retrouvé seul pour lutter contre le fascisme de Hitler. Et c’est seul qu’il mourra, frappé par une balle allemande, quelque part du côté de Saint-Omer, dans ce que l’on a appelé la bataille de Dunkerque. Isolé de sa famille et renié par son parti, il sera cependant resté fidèle à lui-même et aura continué le combat. Ironie du sort, par ce combat héroïque, il aura permis au gros des troupes françaises de s’embarquer à Dunkerque pour l’Angleterre. Et parmi ces soldats figurait un certain Louis Aragon, qui allait le noircir au maximum dans ses propres romans. Quand on dit que la vie n’est pas juste !

 

Jean-François Foulon

 

 

(1) Paul Nizan, Le cheval de Troie, L’Imaginaire Gallimard, 230 p., 7,50 €. Remarquons que Pascal Ory, qui rédige la préface, est président du G.I.E.N. (Groupe Interdisciplinaire d’Études Nizaniennes)

(2) Trente ans plus tard, Sartre donnera une admirable préface à ce livre lors de sa réédition.

(3) C’est comme envoyé spécial de l’Humanité qu’il se rendra en Espagne lors de la guerre civile. Avant, il avait surtout donné des articles littéraires, attaquant Mauriac et se méfiant déjà de Céline, dont il sentait que l’anarchie et le mépris n’épargneraient pas le prolétariat : « Cette révolte peut le mener n’importe où : parmi nous, contre nous, ou nulle part. » Nizan s’était aussi montré très clairvoyant sur la politique de Laval.

(4) Cette préface représente tout de même 49 pages dans un livre qui en comporte 155.

(5) Anne Mathieu est secrétaire générale du G.I.E.N. Elle a organisé un colloque sur Paul Nizan les 25, 26 et 27 novembre 2005 au Lycée Henri IV à Paris.

(6) Anne Mathieu répond qu’au moment où il démissionne du PCF, Nizan n’est plus journaliste à l’Humanité mais à Ce Soir et comme son article à elle se limitait à la période de l’Humanité, «Rien ne justifiait qu’on y parlât de cette démission ». (http://www.humanite.fr/journal/2005-02-26/2005-02-26-457451)

(7) Notons que Nizan écrivait un autre roman au moment de sa mort, La Soirée à Somosierra. Le manuscrit était presque achevé et, au moment de l’offensive allemande, il aurait été enterré par un soldat anglais dans le sud de la Belgique. Il n’a jamais été retrouvé.

(8) Lange pense écrire un livre « qui décrirait uniquement les rapports d’un homme avec une ville où les hommes ne seraient que des éléments du décor, qui parlerait d’un homme seul, vraiment seul, semblable à un îlot désert » (Op. Cit., pages 119 et 120). Les exégèses ont vu là un portrait du jeune Sartre car il est clair que Nizan avait devancé son ami dans le désir de changer le monde. Sartre en était encore à se lamenter sur sa solitude et le non-sens de la vie quand Nizan, par ses écrits,  partait déjà au combat. Il fut donc un précurseur du grand Sartre, lequel regrettera à mi-mots dans sa préface d’ Aden Arabie de n’avoir pas suivi plus tôt son compagnon.

(9) D’ailleurs, comme chez Homère, c’est pendant la nuit que Bloyé et ses amis agissent. Pendant que la cité dort, ils collent clandestinement des affiches afin d’inciter les gens à aller à la manifestation anti-fasciste.

(10) Notons que Nizan, dans son roman, répudie les thèses anarchistes, en quoi là aussi il se montre fidèle aux directives du PCF. C’est que les anarchistes prônent la liberté pour la liberté. S’ils sont opposés au patronat, ils ne tolèrent pas non plus les partis, qui sont par essence une limitation de cette liberté individuelle. « Les communistes étaient moins préoccupés de liberté. Ils se souciaient du pain et de la dignité. Ils se battaient avec les autres, ils jouaient un rôle dans les grèves, puis on les oubliait. » (Op. Cit. page104). Remarquons que cette fidélité au parti au nom de l’efficacité est aussi celle que prônera André Malraux dans L’Espoir. On sait d’ailleurs maintenant que si en Espagne les brigades internationales se battaient contre les troupes franquistes, des éléments infiltrés agissaient en silence, sur ordre de Moscou, pour éliminer discrètement les anarchistes qui prenaient part au même combat. Sur ces questions et pour rester dans le domaine littéraire, voir le roman de Michel Ragon, La Mémoire des vaincus où on décrit bien les relations plus que tendues entre les anarchistes et le parti communiste. Voir aussi les mémoires de Victor Serge (Victor Kibaltchitch) et notamment ses derniers textes, écrits en exil au Mexique.

(11) Ce sang qui coule est donc la contrepartie de la force des eaux vives du fleuve, laquelle symbolisait la puissance et la vigueur de la révolte.

(12) Puisque nous sommes dans une revue littéraire, notons ici le nom de Charles Plisnier, cet avocat belge qui avait cru, lui aussi, en l’idéal communiste et qui avait aussi osé critiquer la ligne du parti quand il avait compris que celui-ci n’était plus qu’un outil aux mains de l’impérialisme soviétique. Il sera exclu de l’Internationale en 1928 par les Staliniens. Devenu écrivain, Plisnier remportera le Prix Goncourt en 1937 pour Mariages et Faux-Passeports. Converti au catholicisme, il militera pour la réunion de la Wallonie à la France. Mais ceci est un autre débat qui mériterait tout un article.

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