Paul Ricœur, "Sur la traduction"

Traîtres mots


Traduttore, traditore ? Sans doute, mon cher Watson. Mais ce serait une erreur de penser que le traducteur est le seul traître ici-bas. L’exercice de traduction, explique Paul Ricœur, par les choix qu’il implique, touche à la question même de la liberté humaine.


Que les trois courts textes de Paul Ricœur réunis sous le titre Sur la traduction dans l’ouvrage qui vient de paraître aux Belles Lettres ne soient pas toujours d’une limpide clarté ne saurait nous surprendre, puisqu’on sait le parfum mystique qui flotte régulièrement sur les écrits de l’auteur. Mais la préface de Marc de Launay ‒ qui, comme toutes les préfaces, gagnera à être lue après le texte qu’elle est censée introduire ‒ est, du fait de sa technicité, encore plus énigmatique.

A vrai dire, comment pourrait-il en être autrement ? Nous avons dû évoquer ailleurs dans ces pages, comme représentative d’une certaine perversion de l’esprit cartésien, la réflexion de ce diplomate français à propos d’une mesure faisant l’objet d’une discussion dans une conférence internationale : « Ça marche en pratique, mais est-ce que ça marchera en théorie ? », mais cette interrogation existentielle digne de Pierre Dac est un peu celle qui se pose, et sans ironie aucune, au sujet de l’exercice de traduction. Inutile d’entrer ici dans les détails : nous savons tous pourquoi la traduction est une entreprise a priori désespérée (on nous parle d’une récente traduction française de poèmes d’Ovide en hexamètres dactyliques, ce qui laisse un peu rêveur : est-ce bien du français, un hexamètre dactylique ?). Il n’empêche que cet exercice impossible se pratique quotidiennement dans tous les domaines (presse, littérature, doublage de films, modes d’emploi de machines à laver…) et sans déboucher forcément sur une catastrophe.

Le paradoxe ne trouve pas sa réponse dans les textes de Ricœur, et il est simplement redit et « repoussé » avec un certain agacement par le préfacier. En revanche, et malgré l’absence de tout exemple concret, la lecture de cet ouvrage permet de mieux comprendre, à partir de théories et de remarques qui sont d’ailleurs souvent empruntées à d’autres auteurs dûment cités, pourquoi ce paradoxe existe et pour quelles raisons il est aussi insoluble que le postulat d’Euclide est indémontrable. Nous nous contenterons d’évoquer ici deux de ces raisons.

La première a trait au mythe de Babel. La multiplication des langues est traditionnellement présentée comme un fléau, comme une punition infligée par Dieu aux hommes et destinée à écraser leur hybris. Cette interprétation n’est sans doute pas à exclure, mais elle ne signifie pas pour autant un renversement de l’ordre du monde tel qu’il avait été conçu par Dieu, puisque tout le travail de celui-ci dans la Genèse est sous le signe de la séparation. Séparation du ciel et de la terre, de la lumière et des ténèbres, et tutti quanti. Le meurtre d’Abel par Caïn est même, suivant un commentateur, dans « l’ordre des choses » (et de fait, quand on relit la Bible, on ne voit pas très bien ce qui vaut à Abel d’être l’élu de Dieu), et nous montre que la fraternité n’est pas une notion préexistante, mais une notion à construire, et c’est précisément dans cette tâche (et dans d’autres) à accomplir que se joue la liberté même des hommes.

Ce renversement inattendu, mais finalement assez logique, du sens du mythe de Babel débouche sur une remise en question de la notion même de sens en général dans le langage, et, accessoirement, du jingle spécieusement cristallin de Boileau « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,/Et les mots pour le dire arrivent aisément ». En fait, il est très difficile de démêler une chronologie dans cette affaire, puisqu’il faut que les mots soient là pour que conception il y ait. On retrouve ici d’une certaine manière le paradoxe développé par Rousseau dans son Discours sur l’inégalité, lorsqu’il nous explique que c’est beaucoup plus le bébé qui apprend à parler à sa mère que la mère qui apprend à parler à son bébé, puisque c’est le bébé, et non la mère, qui est en position de demandeur. Et donc, est bonne à jeter aux orties cette hypothèse implicite qui voudrait qu’il y ait, suivant le modèle de l’hypothèse du troisième homme, une espèce de texte invisible et idéal ‒ un document magique de référence renfermant « le sens » ‒ qui s’intercalerait entre le texte de la langue d’origine et sa version traduite. Éclairantes à cet égard sont certaines éditions universitaires américaines des Histoires extraordinaires de Poe, dans lesquelles les commentateurs ne dédaignent pas de voir comment Baudelaire a traduit tel passage en français pour comprendre eux-mêmes le « sens » de la version originale.

Où il appert que la traduction, ce châtiment sisyphéen infligé aux hommes, n’est jamais qu’un cas de figure de l’incontestable principe proustien suivant lequel « la littérature, c’est la métaphore ». Ou de celui d’Ésope suivant lequel la langue est la meilleure et la pire des choses, puisque ce même instrument peut servir tout à la fois à dire la vérité et à mentir.


FAL


Paul Ricœur, Sur la traduction, préface de Marc de Launay

Les Belles Lettres, septembre 2016, 17€

1 commentaire

Interprétation et traduction : un mot ( ?!)sur Manchette ...

Comme pas mal d’auteurs, mais plus que certains, Manchette ( consciemment ou inconsciemment ) fait plus que représenter : il interprète certains aspects du monde / réel  du/des lecteurs, donc le mien, le tien – le nôtre…Rappel : pour bcp de structuralistes, le texte est «  un monde en soi », auto-suffisant, « coupé » parce que  déformant/mensonger, du monde réel ( d’où l’hypothèse d’un « métatxt fait de ts les textes, avec ses territoires et ses banlieues, domaines parallèles voire antagonistes, comme par exemple la paralittérature et ses « sous » genres, le polar et autres,…)
Dans cette tradition, le texte nous ment sur le monde, pire l’occulte : le texte fait écran à une perception critique, l’histoire ns séduit, les personnages ns subjuguent ( l’épouvantable identification ! ) et nous voilà mené en bateau sur les méandres, pleins de piranhas, de l’ imaginaire…

Selon une autre doxa, le texte est « œuvre ouverte », susceptible de toute/n’ importe quelle lecture : le lecteur est souverain ( vox populi ), à chacun son sens ( comme à chacun son avis, son opinion, ses pulsions «  au-delà du bien et du mal »…)
Mais l’instinct est grégaire, le sens unique, la lecture de masse … le « moi »  s’installe ds/sur le texte ; stimulé, excité par lui, j’en perds tout autant le sens du réel, cette saloperie qui résiste à mes rêveries, aux illusions romanesques, qui m’oblige à respirer de l’ air impur, à boire, manger, chier… tant d’ opérations peu littéraires, au bout du conte…

Peut-être alors faudrait-il, dans la foulée de Ricoeur, Eco, Deleuze and co, considérer que les œuvres, littéraires, picturales, musicales,… traitent du réel, en parlent ; mais d’un réel déjà perçu, reformulé par l’ "auteur », qui « complique » encore les « choses » en incluant un « narrateur-personnage » qui découpe davantage les portions/ parts de réel…
D’ où une glose sans fin sur le caractère « fiable », « vraisemblable », « authentique »… d’une œuvre, au mieux lue comme représentation, au pire comme document/reflet  du réel, en tout ou en partie…
Pour « dépasser » ces commentaires, formulons l’hypothèse que ctains auteurs ( faute de mieux) INTERPRETENT leur portion de réel ( plus « part du diable » qu’ « œuvre de Dieu  »), sociohistoriquement déterminée.
Et peut-être ctains auteurs de polar en sont-ils davantage conscients, leur personnages , stt ds le roman noir, récit par excellence de la DESILLUSION, étant d’abord des interprétants : face à une énigme, au double-jeu des indices, au(x) présumé(s) coupable(s), aux pseudo-témoins,… le flic/ privé ( Harry Hole, ou le " Sans nom de Pronzini ) DOIT ( devoir ? Dette sociale ou morale ? Sens du "jeu" ... ) décoder, réinterpréter, supputer, …en quête d’une solution, d’un dénouement, souvent partiel… 

Foncièrement, un auteur de polar est jusqu’au cou dans l’interprétation…

Mais Manchette était aussi TRADUCTEUR ( Littel, Westlake,...) , et ce travail était pour lui une mission quasi sacrée ( certaines « Notes noires » en témoignent indubitablement…)
Conscient de la traîtrise du discours narratif sur le réel, Manchette en propose une approche autrement prudente que nombre de nos auteurs : il y a là assurément une piste de RELECTURE…
Mettre à jour les procédures de cette « mission » de l’écrivain/interprète, tenter de discerner ce qu’elle sauve, garde et nous offre de cette part du réel,  nous en donne à lire/voir/savoir, nous en cache éventuellement, consciemment ou inconsciemment…
Manchette en savait quelque chose, des enjeux de la mise-en-intrigue ( Ricoeur ), et il « en a bavé » ; aux lecteurs/trices que ns sommes de reconsidérer l’œuvre comme « lecture active » d’un réel complexe, action en partie littéraire/esthétique, mais aussi socio-politique, donc MORALE : car il n’y a plus depuis lurette d’ INNOCENCE de l’art …
Entre intrigue et Histoire : Manchette ,sans doute, cherchait à fusionner ces deux aspects de tout récit, ; c’est sans doute encore une des obsessions de « La Princesse du Sang », préparée  par le voyage à Cuba d’un homme malade, prêt à payer de sa personne comme le Zola de « Germinal », le Hugo des « Misérables », Le Orwell des récits de Londres, le Dickens d' "Oliver Twist »…
Manchette, tout au long des premiers chapitres des « Gens du Mauvais Temps », nous donne à lire une tripotée de notices historiques, fruits de tout sauf du hasard…
Pas plus qu’il n’y a de pur hasard dans l’odyssée de Bardamu, l’abandon burlesque des hurlu-perdus de Beckett, la geste amoureuse et immobile de Serge Rezvani…
A nous, lecteurs/lectrices de prolonger l’œuvre : 
Ivy éclaire nos pas, la torche au poing, … filin de jour dans les ténèbres du chaos, étincelle d’ aventure dans les recoins des « Cargos du Crépuscule »…
Mais nous délirons quelque peu… Entretenons seulement les derniers feux de la lecture ; c’est aussi notre DEVOIR de « lumpenintellectuels » critiques : contre les mercenaires ou illuminés qui boutent le feu aux bibliothèques , contre ceux stt qui les payent en dollars ou vierges de paradis, à nous de lire et de gueuler, de lire et relire et gueuler encore, à contre-sens…  « It’s the price to pay »… ( mais pt' êt' ke j'm' égarde...)
To’rat
Gil