Degas et Valéry, dialogue d’œuvres

« Causeur éblouissant, spirituel » disait Jacques-Emile Blanche, « il répand l’esprit, la terreur, la gaieté » ajoutait Paul Valéry. Mais celui qui pour certains était un « brillant causeur » était considéré par beaucoup d’autres comme hautain, peu bavard voire rogue. Le journaliste et critique d’art Pierre Cabanne écrit dans sa biographie sur le peintre parue en 1989 que « Mallarmé redoutait Degas pour ses boutades et ses mots à l’emporte-pièce ». Et Valéry de poursuivre, « rien ne ressemblait moins à l’intransigeance éclatante de Degas, à ses jugements par la blague implacable, aux exécutions sommaires et sarcastiques qu’il ne se refusait jamais…que la manière égale, amène, délicate, délicieusement ironique de Mallarmé ». Edgar Degas avait une telle personnalité qu’il ne laissait personne dans l’indifférence.

Combien aiguisé, vif, pénétrant était l’esprit de Paul Valéry, combien aiguisé, vif, pénétrant était le trait de Degas! Penser était la vie de l’un, dessiner était celle du second. On sait moins que Degas de son côté a aimé la poésie, une autre manière de laisser une « confidence amoureuse » dans un carnet. Il a écrit une bonne vingtaine de poèmes dont plusieurs ont été publiés. Valéry loue « la combinaison d’une certaine maladresse avec le sentiment très net des ressources du langage travaillé fait l’agrément de ces petites pièces très serrées, pleines de traits inattendus où l’on trouve de l’humour, de la satire, des vers délicieux, un mélange bizarre et rare». Un de ces sonnets, dédié à José Maria de Heredia, commence ainsi :

 

                                  Danse, gamin ailé, sur les gazons de bois

                                 Ton bras maigre, placé dans la ligne suivie

                                 Equilibre, balance et ton vol et ton poids.

                                 Je te veux, moi qui sais, une célèbre vie.

 

                                Tes pas légers de jour, tes pas légers de nuit ;

                                Fais que, pour mon plaisir, elle sente son fruit,

                               Et garde, au palais d’or, la race de sa rue.

 

Lire ces poèmes, c’est un peu voir en transparence les dessins de Degas et y retrouver les thèmes qu’il aborde, les courses et les chevaux, les danseuses et l’opéra. Des mots qui se posent avec ironie et grâce comme sur la feuille le trait forme les encolures, les galops, les jockeys, les multiples positions des jeunes femmes, qu’elles rattachent un chausson ou qu’elles essayent leurs pointes. Le style est rapide, immédiat, d’un seul mouvement, presque heurté, comme ces études que Degas réalise sans cesse, autant de feuilles « témoignant de l’importance du travail, de la reprise, de l’exigence d’un artiste qui crée la difficulté, craint les plus courts chemins et refuse la facilité ». Le lecteur de ces poèmes devient l’équivalent du regardeur des esquisses, des croquis, des pastels que Degas laisse et presque abandonne sur le papier. Ce sont autant de passages de la main qui s’enchaînent phrases après phrases comme dans l’espace les gestes et les attitudes composent les figures, les arabesques, les « rotations vertigineuses » toutes de virtuosité et de charme.

Devant les œuvres de Degas, Paul Valéry célèbre en quelque sorte la volonté, la précision et la rigueur de leur auteur qui estimait qu’une œuvre n’est jamais achevée. Prenant l’exemple d’un mouchoir froissé, il démontre que l’œil ne voyant d’abord qu’un « désordre de plis », va grâce à la mise en ordre du dessin, percevoir la souplesse, l’épaisseur puis saisir l’ensemble et ainsi la structure d’un objet, rendu « intelligible » par son image. N’en serait-il pas de même pour ce ballet du corps qui se fixe dans le regard après être passé et retenu par le crayon. Un regard dont la photographie provoquera une nouvelle attention à l’art. « Il a beau s’attacher aux danseuses. Il les capture plutôt qu’il ne les enjôle. Il les définit » note Paul Valéry. Des mots qui s’appliquent aussi aux bronzes de Degas, chevaux et danseuses, présentés dans ces pages et dont beaucoup sont peu connus.

Dans son DDD, lien manifeste des relations « à la fois affectueuses et parfois un peu orageuses » entre les deux hommes, signale un des contributeurs de ce livre qui accompagne l’exposition du musée d’Orsay, l’écrivain nous fait entrer dans ce mystère de la création et de la personne qui la fait naître. Nous avons au début de cet ouvrage les reproductions de pages de cahier manuscrit avec des dessins rehaussés d’aquarelle de Valéry. On peut y voir comme une mise en miroir entre les deux hommes qui partagent le génie de l’art, de l’écriture et du dessin. Mise en écho que ces pages accroissent au fil d’une lecture aussi passionnante qu’enrichissante sur les caractères, les réseaux communs, les réciprocités possibles et les divergences évidentes entre eux deux. Une double et fascinante chorégraphie entre deux pensées créatrices, chacune révélant l’autre, l’une cheminant à côté de l’autre, les dessins de Degas suscitant les mots de Valéry. Un livre au croisement d’une longue amitié, née en 1896, grâce à Eugène Rouart.  

Dominique Vergnon

Sous la direction de Leïla Jarbouai et Marine Kisiel, Degas, Danse, Dessin, hommage à Degas avec Paul Valéry, 19,5x25,5 cm, 220 illustrations, Gallimard en coédition avec le musée d’Orsay, décembre 2017, 220 pages, 35 euros.  

www.musee-orsay.fr; jusqu’au 25 février 2018

 

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