Paul Valéry, le temps retrouvé

Paul Valéry (1871-1945), considéré par ses contemporains comme un génial touche-à-tout, n’a jamais porté le titre de philosophe. S’il a voulu vivre au-dessus du temps, il a été très attentif aux métamorphoses d’un siècle imprégné de la croyance en la toute puissance d’une science triomphant dans tous les domaines. De 1937 à sa mort, il exerce son magistère depuis la chaire de Poétique créée pour lui au Collège de France – une poïétique qu’il conçoit comme une science générale de l’homme et de la société.
Les éditions Gallimard publient pour la première fois, avec le concours du Collège de France et de la Bibliothèque nationale de France, le texte de ce cours mythique, sous la direction du Professeur William Marx.
Le 10 décembre 1937, Paul Valéry inaugure au Collège de France son cours qu’il conçoit comme un laboratoire de la pensée, tendant à une anthropologie générale de la création et de la vie intellectuelle. C’est un vendredi, et il est onze heures. La leçon inaugurale suscite une cohue féminine et mondaine de la société la plus visible de Paris – la même sans doute que celle qui se pressait au cours de Henri Bergson (1859-1941), un quart de siècle plus tôt...
La duchesse Edmée de la Rouchefoucauld (1895-1991) y côtoyait la comédienne Suzanne Desprès (1873-1951), la pianiste Nadia Boulanger (1887-1979), la féministe Gertrude Stein (1874-1946) ou la cantatrice Véra Bour (1879-1963) qui tenait salon avenue du Bois de Boulogne. Dès le lendemain, le journal Excelsior se fit l’écho de cette grande première, ne manquant pas d’évoquer l’élégante ruée de ces belles écouteuses piétinant dans le froid glacial d’une galerie ouverte au vent d’hiver...
Jusqu’alors, Valéry s’était efforcé à être intelligent tous les jours de sa vie, dans l’exercice matinal de l’écriture et la précision de la pensée, en 261 cahiers (28 000 pages), rédigés en cinquante ans – écrire tout simplement pour se connaître... Le médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), administrateur du Collège de France, lui propose de l’y rejoindre en tant que professeur. Lorsque la chaire de Poétique est créée pour lui, il a soixante-six ans et entend faire de son cours expérimental le lieu de tous les affranchissements de la pensée, comme le souligne le Professeur William Marx. Autant dire qu’il pense à voix haute devant un auditoire séduit, sans qu’aucun enregistrement ne soit réalisé de l’exercice de cette pensée – jusqu’à ce qu’un microphone soit posé sur son bureau, en 1941.
Atteint par la limite d’âge, à soixante-dix ans, Valéry est prolongé car de nombreuses chaires ne peuvent plus être pourvues sous l’Occupation. Aussi conserve-t-il la sienne jusqu’à la Libération. Le général de Gaulle le reconnaît alors comme l’écrivain et l’intellectuel majeur de la nation.

Vivre, c’est créer...

La poétique dont parle Valéry se réfère à l’étymologie grecque et au verbe poïen, signifiant faire. C’est l’étude de la production intellectuelle en général : Le faire, le poïen, dont je veux m’occuper,est celui qui s’achève en quelque œuvre et que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’œuvre qu’on est convenu d’appeler œuvres de l’esprit.
Précisément, l’œuvre de l’esprit n’existe qu’en acte. Ainsi un ballet est une succession d’actes sensibles, et Valéry a été inspiré partout  ce qui se joue, en danse, d’ajustements à la gravité... Alors que l’exercice de la poésie relève pour lui du passé, voilà qu’il professe sur le sens et la nécessité de la poésie – et sur les techniques qui permettraient d’atteindre l’incertaine harmonie de la forme et du fond :
Un poème est un discours qui exige et qui entraîne une liaison continuée entre la voix qui est et la voix qui vient et qui doit venir. Et cette voix doit être telle qu’elle s’impose, et qu’elle excite l’état affectif dont le texte soit l’unique expression verbale. Ôtez la voix et la voix qu’il faut, tout devient arbitraire. Le poème se change en une suite de signes qui ne sont liés que pour être matériellement tracés les uns après les autres.
Dans ses Cahiers, il  eut des fulgurances plus inspirées : Un poète ne doit pas jamais dire qu’il pleut, il doit faire de la pluie. L’auteur célébré de La Jeune Parque (1917) fait appel à la thermodynamique pour affirmer l’importance de l’étincelle ou de l’écart dans le processus créateur – William Marx évoque ce culte de l’écart chez Valéry, ce démon de la différence dont il se sent possédé : La poétique au sens propre, à savoir la création, est la seule voie dont dispose l’esprit pour sortir de la  répétiton, dont le dégoût est l’acte fondateur de sa pensée et de son œuvre ...
Vivre, c’est créer, écrit-il à la jeune avocate et éditrice Jeanne Loviton alias Jean Voilier (1903-1996), son grand amour intermittent – et ultime, alors qu’il restait marié à Jeannie (1877-1970)... Pour elle, il s’épanche et se répand à nouveau par l’écriture poétique – à usage privé, désormais, histoire de s’évader de son rôle de personnage officiel de la Troisième République et du petit théâtre des apparences, des appartenances et des reconnaissances :
Rien n’est plus monotone que la vie, et rien n’est plus curieux de voir comment, par une sorte de paradoxe de la langue nous disons qu’un roman, une pièce est vivante quand elle se dérobe à ces conditions d’uniformité. Qu’est-ce que la vie ? Au fond, un cycle d’opérations qui se répètent : respiration, circulation, nutrition, etc. Ce sont des cycles, et des cycles de cycles avec une monotonie qui assure la conversation. Au contraire, l’esprit est en éruption à chaque instant, et si sa mémoire le sert, cependant il y a toujours chez lui une sorte de vacation perpétuelle qui est liée à la variation perpétuelle du milieu. Vivre, c’est résister, aussi, en 1941, il prononce l’éloge funèbre de Bergson, un Juif dont il rappelle l’attachement à la France mais que l’Académie refuse de publier.Si la philosophie n’est pour lui qu’un jeu de langage qui se prenait au sérieux, il estime Bergson qui avait dit : Ce qu’a fait Valéry devait être tenté.

Le vrai capital d’une civilisation

Dans cet entre-deux-guerres de tous les dangers où l’aventure humaine peut sembler dépossédée de toute perspective, Valéry rappelle que toute la civilisation est un développement dans l’inutile et l’arbitraire. Ainsi est-il vital d’assurer la constitution d’un univers de l’esprit, tangent à l’univers social : Le vrai capital d’une civilisation (une civilisation est elle-même un capital) est constitué par tout ce qui masque ou transforme, pour ceux qui y participent, les contraintes, les incertitudes, les nécessités directes de la vie.
Force est de constater que si la civilisation peut (encore...)  être définie comme une lutte de l’esprit contre la nature, il arrive un moment où l’esprit retourne ses armes contre lui-même, c’est sa tragédie, mais après tout, l’homme est une aventure non nécessaire dans l’ordre de l’univers...
Dans son cours, il  baptise l’art du nom latin fiducia – la confiance : L’art a, parmi ses éléments nécessaires, ce propos d’organiser un système de choses sensibles qui possèdent cette propriété de se faire redemander, sans jamais assouvir le besoin qu’elles provoquent. Le problème de l’art consiste à se faire désirer, et à se faire désirer continuellement. La création vise à produire l’objet qui engendre le désir de lui-même. C’est ce que j’appelle l’infini esthétique, et qui distingue le plus nettement l’œuvre d’art des autres œuvre de l’homme.
Aurait-il juste été un poète égaré en philosophie pour y trouver des dimensions nouvelles de l’art et de la science ? Valéry rappelle que la confiance dans la science s’est fondée sur l’apparente évidence d’une recette : Fais ceci et tu auras cela.
Il demande au physicien Albert Einstein (1879-1955) : Mais enfin, vous cherchez, après tout, à exprimer une loi de la nature, dans une formule qui soit indépendante, qui soit indépendante du lieu, du mouvement, etc., de l’observateur, mais qu’est-ce qui vous fait croire à l’unité de cette nature et de ces lois ? Il m’a dit : Mais c’est un acte de foi. [...] Un acte de foi, c’est un acte de sensibilité, au premier chef, et il nous appartient.
Au terme de progrès, il préfère celui d’aventure, c’est-à-dire cette non-salvation, ce changement intime qui se produit, changement qui ne sait pas de lui-même à quoi il aboutit, qui ne sait pas lui-même où il va, s’il court à une catastrophe ou à une amélioration...
Car enfin les civilisations sont mortelles et la religion du progrès pose bien malgré elle la question cruciale : L’homme pourra-t-il s’adapter à ce qu’a fait l’homme ?
Alors, poète ou philosophe ? Désormais investi du statut de "sage", ne serait-il au fond qu’un esprit libre qui réfléchit son temps derrière le masque de l’écrivain officiel ?
Justement, le temps le lui a bien rendu, en honneurs, notamment – mais il est aussi à l’épuration et aux règlements de comptes. Alors que la France renaît de ses cendres, son Libérateur ouvre à Valéry une voie royale. Mais l’auteur du Cimetière marin (1920) est terrassé par l’annonce du mariage de Jeanne Voilier avec l’éditeur Robert Denoël (1902-1945) et rend l’âme le 20 juillet 1945 – un jour d’orage... Le Général décide de ses obsèques nationales au palais de Chaillot, les 24 et 25 juillet.
Relégué en vacance amoureuse et dévoré par un ulcère de l’estomac, il avait écrit un ultime poème à Jeanne :

Ce qui sera bientôt ne sera plus,
Demain se meurt au cœur  de ce jour même...
Jours qui viendrez, vous êtes révolus...

Son temps est loin d’être révolu – il est juste retrouvé, dans l’absolu chimique de tout ce qu’il avait tenté. Gaston Gallimard (1881-1975), qui le tenait pour un grand raté, avait voulu publier son cours – tout de même... Il aura fallu trois générations et bien des actes de foi pour venir à bout de cette entreprise présumée impossible... Après tout, Mallarmé (1842-1898), le maître vénéré de sa jeunesse, avait porté toute sa vie Le Livre, sans l’avoir jamais écrit...

Michel Loetscher

Paul Valéry, Cours de poétique - I, Le corps et l’esprit 1937-1940, coll. Bibliothèque des idées, Gallimard, janvier 2023, 686 p.-, 28€

paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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