Verlaine & Bonnard célèbrent le sexe libre

Extraordinaire livre d’artiste – initialement paru en 1889 – créé de toute pièce par Vollard et Bonnard, le marchand et le peintre, donnant ainsi une nouvelle vie à ce recueil de poèmes orgiaques et mélancoliques, en réalisant un livre-objet de très grande qualité – choix du format, du papier et de la typographie sans oublier la somptueuse illustration tirée en rose à dessein.
En voici le fac-similé, présenté dans un coffret avec un essai explicatif de Stéphane Guégan, historien de l’art et conseiller scientifique auprès de la présidence du musée d’Orsay.

Un livre d’autant plus rare que l’on pourrait s’amuser à imaginer ce qu’il en serait aujourd’hui avec toutes ces pseudos ligues de vertu bienpensantes qui font la loi sur Internet comme d’autres dans les prétoires, terrorisant ces derniers au point de rendre invivable toute démarche artistique dès lors qu’elle se veut hors du cadre pour son auteur. Que lisons-nous ici ? Des poèmes érotiques qui se veulent aussi étude sur les passions brûlantes – donc par définition peu recommandables ; mais par qui ? La morale ? Mais quelle morale quand d’amour il s’agit, de plaisir il est question ? De quel droit devrait-on s’ingénier à pénétrer la vie privée pour en imposer des dogmes… Ce serait aussi ridicule que d’imposer un voile à une femme sous prétexte que l’on ne parvient pas à contrôler ses pulsions…

[…]

Mignonne, allons voir si ton lit
A toujours sous le rideau rouge
L’oreiller sorcier qui tant bouge
Et les draps fous. Ô vers ton lit !


Bisexuel Verlaine ? Et alors… d’autant qu’il est franc dans sa démarche et revendique nul sadisme dans un billet qu’il envoie à Félicien Rops, en février 1888. Verlaine ne cherche point à abuser son interlocuteur – ni donc son prochain lectorat – ni à lui dissimuler l’esprit du recueil à venir. Baudelaire ne dira pas mieux en confirmant que le salut n’est accessible qu’aux hommes et aux femmes capables d’affronter la dualité de leur nature et la duplicité de l’acte créateur. Parallèlement verse donc plutôt du côté de l’ivresse, celle du lit, de ressentir la joie de vivre et de convoquer le fantôme de Rimbaud ou de crucifier l’épouse, Mathilde, celle qui fit tourner en bourrique Verlaine une grande partie de sa vie. Amour & haine, même combat ?

[…]

Splendides, glorieuses,
Bellement furieuses
Dans leurs jeunes ébats,
Fous mon orgueil en bas
Sous tes fesses joyeuses !

 

Devenu en dix ans (1870-80) le mentor de toute une génération, Verlaine invite ici à une réévaluation de son parcours littéraire ; il attaque d’emblée à la première personne pour tisser un canevas mêlant lyrisme et expression de soi : la recherche d’une voix, telle est et restera la motivation essentielle, nous confirme Stéphane Guégan.
Entré jeune dans l’administration, Verlaine argumentera une poésie des écarts – voire des extrêmes – contre la vie qui s’ordonne trop vite. Née du besoin de jeter sa gourme, ou de vomir une époque d’argent et de tyrannie (comme aujourd’hui ?), la nouvelle poésie du XIXe répond aussi à ses ambitions internes : les Parnassiens, selon une étiquette qui traduit leur exécration des jérémiades du romantisme, se réclament d’une poésie objective, anti-sentimentale, faite de verdeur et d’ironie ; et dans la mise en avant du fragmenté, du détail et du quotidien face aux formes grandiloquentes d’un romantisme qui n’a, selon eux, qu’une vertu oratoire.
Vive le vers oblique et capricieux !

[…]

Aussi, la créature était pat trop toujours la même
Qui donnait ses baisers comme un enfant donne des noix.
Indifférente à tout, hormis au prestige suprême
De la cire à moustache & de l’empois des faux cols droits.


Exit le vieil alexandrin, avec Verlaine le vers se détraque et se déhanche, les coupes et les enjambements défient toute règle, toute autorité ; et ce n’est qu’un début : Rimbaud épuise les interdits, Verlaine – après son coup de feu et son passage en prison – opère un retour au Christ (décès de sa mère, maladie à vaincre). Mais en 1884, Huysmans fait de lui un héros avec À rebours, et Verlaine renaît de ses cendres avec Parallèlement, affirmant être un poète catholique et luxurieux.
Assumant son enfer malgré sa chrétienté revendiquée, Verlaine trace – cheminant entre les poussées intérieures et érotiques – une poésie aux lignes droites qui ne peuvent se rejoindre qu’à l’infini, là où règne la morale supérieure. La démarche ne vise pas ici au blasphème ni à porter au pinacle l’amour lesbien ; ces vers ne sont pas qu’évocations d’attouchements, de baisers intimes… car la conscience du mal ne déserte pas l’éloge du sexe, bon en soi, et exutoire des mauvaises pensées (pourquoi les kamikazes sont souvent puceaux ? en voilà une bonne question).

On ne sait quand vint à Ambroise Vollard l’idée d’éditer ce livre, sans doute quelques années après la mort soudaine du poète qui suscita un fort émoi. Bonnard accompagna cet extraordinaire projet qui paraît en 1900 sur les presses de l’Imprimerie nationale : beauté typographique du Garamond et volupté des planches. Un livre rare tiré à deux cents exemplaires numérotés, les pierres lithographiques effacées après le premier tirage.
Luxe calme et volupté en la poésie ici célébrée…

 

Rodolphe

Paul Verlaine, Parallèlement, lithographies originales de Pierre Bonnard, fac-similé de l’édition originale parue chez Ambroise Vollard éditeur le 29 septembre 1900, avec un essai de Stéphane Guégan, La chair en fête, volume sous coffret, 175 x 220, Hazan, novembre 2020, 192 p.-, 35 €

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