Paule Constant. Extrait de : C’est fort la France !


EXTRAIT >

 

Chapitre 1

 

— Oh ! mon pauvre, les vaches, en France...

Les bras écartés, madame Dubois mimait l’arrondi du ventre et brusquement, comme un sémaphore, elle se désarticula pour indiquer de bas en haut la taille de la bête, puis dans un balancement l’écartement des cornes. L’enchaînement rapide des mouvements assemblait les morceaux de la vache dans l’imagination de Djébé ; il voyait le ventre, la croupe, la hauteur au garrot, la largeur du mufle. Imperturbable, il continuait de dresser la table. Alors, d’un coup, pour casser son indifférence et emporter son adhésion, elle joignit ses bras en corbeille comme pour déposer une gerbe au monument aux morts. Elle dit :

— Les mamelles !

Il s’arrêta, un verre dans chaque main. Puis, se reprenant, les posa devant les deux assiettes qui se faisaient face.

Il l’exaspérait. Avec lui c’était toujours pareil. Difficile à convaincre, comme si elle passait sa vie à inventer des choses.

— Tu ne me crois pas ? lui demanda-t-elle.

— Si, si, répondit-il, mais...

— Mais quoi ?

« Comme ça », il refit le geste de la gerbe au monument aux morts en l’adaptant à ce qu’il connaissait, le volume d’un bidon de pétrole, celui d’une outre de peau ou encore le ventre d’une pirogue, « comme ça » lui paraissait trop, même les éléphants n’en avaient pas de comme ça.

— Qui te parle des éléphants ? Tu vas pas comparer, quand même !

Il était buté, silencieux, les yeux baissés.

— Tu ne crois pas madame Commandant ?

Au rappel de la fonction de l’Administrateur, le boy leva la tête, esquissant une sorte de garde-à-vous :

— Alors, lui demanda-t-il, comment elles courent ?

Pour lui faire comprendre qu’elles ne couraient pas mais qu’elles avançaient à pas lents, s’empêtrant dans l’énorme machin rose qui leur descendait jusqu’aux jarrets, madame Dubois écarta les jambes jusqu’aux coutures de la jupe et mima la difficile et majestueuse progression de la vache normande vers le pré. Il la regardait médusé. Elle se retourna :

— Alors, tu crois maman maintenant ?

Elle utilisait « maman » quand elle devait lui porter l’estocade, le convaincre très vite ou lui demander un très très grand service. Une fois encore, elle l’avait touché au cœur et, presque malgré lui, comme un soldat qui rend les armes, comme un suspect qui avoue, il sortit cette trouvaille qui la combla et l’apaisa tout d’un coup :

— C’est fort la France !

Le groupe électrogène s’enclencha et les ampoules nues éclairèrent toutes à la fois la salle à manger qui était énorme. Madame Dubois ferma les yeux.

— Déjà, dit-elle comme à regret.

Le Petit boy, celui qui avait toujours la bouche ouverte et que l’on appelait pour se moquer petit boy ahuri, voire l’Ahuri tout court, montra la fenêtre. Il faisait nuit.

Elle examina la table, les deux couverts face à face, les verres en ordre décroissant, l’assiette du pain à gauche. Puis son regard se fixa sur quelque chose.

— Dis donc, dit-elle à Djébé, tu vois ce que je vois ?

Penchés au-dessus de la table, le Grand boy et le Petit boy essayaient de résoudre l’énigme, mais tout était à sa place puisque c’est seulement quand l’Administrateur rentrerait qu’on apporterait le beurre en coquillettes sur son lit de glaçons.

Elle leur désigna les couverts.

— Ils sont mis à l’anglaise ! dit-elle, et pour l’Ahuri, elle récita d’une voix monocorde qui domptait son exaspération, « les Anglais mettent les fourchettes pointes en haut et les Français pointes en bas à cause des armoiries ».

Djébé retourna les fourchettes et sur le manche d’argent madame Dubois indiqua de l’ongle au Petit boy qui ne savait pas lire RF, République Française.

— Tu vois ?

Il voyait un vague dessin, quelque chose comme la trace d’une chenille dans la nervure d’une feuille. Et la fourchette lui rappelait le rameau brillant et rigide d’une concrétion de sel.

— Il faudra lui apprendre, recommanda-t-elle dans le vide. Djébé était sorti mettre son uniforme.

La salle à manger et le salon occupaient tout un étage de la Résidence. Côté salle à manger, la table pouvait rassembler vingt-quatre convives, les chaises étaient disposées contre le mur, sauf celles qui se faisaient face au milieu de la table dressée pour deux personnes. Côté salon, une vingtaine de larges et lourds fauteuils recouverts d’une cretonne rouge. Entre les deux un bar posé sur quatre pieds d’éléphant et sur le bar la photo officielle de l’Administrateur Dubois dans un uniforme qui approchait celui d’un préfet, beaucoup de feuillages et de palmes sur la casquette, des boutons dorés sur la veste, des galons sur les épaules, une fourragère et des décorations sur la poitrine, le pommeau d’une épée à la main.

Il n’y avait plus qu’à attendre son retour, « toujours attendre, c’est ça mon lot », dit-elle en soupirant. Aller sur la terrasse et guetter le faisceau des phares de la voiture de l’Administrateur sur la route du plateau, puis, longtemps après, le bruit du moteur lorsqu’elle pénétrerait dans le parc de la Résidence.

Avant de passer à table il prenait toujours l’apéritif. Djébé apportait la bouteille de cognac et l’eau de Seltz. Il lui servait le premier verre et l’Administrateur adressait dans le vide un sourire de contentement. Il disait à sa femme :

— Et toi tu ne prends rien ?

L’invitation à partager l’apéritif déclenchait d’habitude chez madame Dubois un refus outragé et aussitôt une avalanche de commentaires, à savoir qu’elle ne supportait pas de boire le soir et que si elle ne buvait pas c’est qu’elle s’était fait de la bile toute la journée.

« Allons-y pour les récriminations », se disait Dubois en se calant dans son fauteuil.

Mais, ce soir-là, elle dit « je t’accompagne ». Djébé attendait.

Elle demanda un porto et puis non, une suze et tant qu’à se faire plaisir, un dubonnet.

— Tu te laisses aller, dit l’Administrateur.

— Je porte un toast, répondit madame Dubois en levant son verre.

— Wouah ! fit l’Administrateur.

— À Djébé ! dit-elle en levant son verre dans sa direction.

Elle n’était pas peu fière de la surprise amusée qu’elle lisait sur le visage de Dubois et de l’étonnement qui figeait celui de Djébé.

— Il a fini par reconnaître la grandeur de la France, il l’a dit dans une expression formidable que je n’aurais jamais imaginée.

— À propos de quoi ? demanda l’Administrateur.

— Des vaches, dit madame Dubois. Mais là n’était pas la question, l’essentiel était qu’il l’eût reconnu. C’est quand même fort, reprit-elle, tout ce qu’on est prêts à avaler, nous, tous leurs machins, les cous des girafes, les défenses des éléphants, les écailles des crocodiles. Nous, on les croit, eux, ils nous croient pas. C’est pas juste.

— Si tu cherches quelque chose de juste ici ou même de rationnel... Dubois appela Djébé pour avoir un peu de glace et tant qu’à faire un deuxième verre.

— Dis à Monsieur, dis-lui.

— Quoi ? demanda le boy.

— Ce que tu m’as dit tout à l’heure.

Silence.

— Sur la France.

— C’est fort la France ! retrouva Djébé en riant.

— Il se fout de toi, dit l’Administrateur accordant son rire au rire du boy. C’est une crapule. Dis à maman que tu es une crapule, fit l’Administrateur en tendant son verre pour la troisième fois.

Puis passant au-dessus de la tête de madame Dubois dans une discussion d’homme à homme qui effaçait la fâcheuse impression de l’échange précédent, mettant cette fois madame Dubois dans la position inférieure de celle qui ne sait pas, il fit allusion à la campagne de prévention de la maladie du sommeil, s’inquiétant du lieu où se trouvait l’équipe de vaccination de Bodin, comme si Djébé qui ne quittait pas la Résidence devait le savoir mieux que lui.

— Ils sont passés il y a quatre jours chez madame Tong. Ils sont maintenant chez les Sennous.

— Eh bien, dit madame Dubois, si c’était un effet de votre amabilité de m’expliquer.

— « Œil ouvert bouche cousue », dit l’Administrateur en mettant fin à l’aparté. C’est des choses qu’on sait lui et moi.

 

 

Chapitre 2

 

J’ai connu madame Dubois à cette époque. J’étais alors une toute petite fille, six, sept ans à peine, et à l’occasion d’une fête de Noël, elle a joué dans ma vie un rôle capital en flattant ma vanité et en provoquant le premier conflit que j’eus avec ma mère.

Noël était pour madame Dubois une occasion exceptionnelle pour travestir la réalité africaine, climat, végétation, décor, et imposer avec un vrai Noël français une image monstrueuse de la mère patrie entre le pays du père Noël et le village alsacien. Elle voulait la neige, les illuminations, la musique et bien sûr une crèche vivante. Et voilà où j’interviens, oubliant si la neige avait été obtenue avec des rouleaux de coton hydrophile pris sur le stock de l’hôpital pour orner le bord des fenêtres, comme l’a souvent dénoncé mon père, ou si elle fit épiler des arbres pour leur donner l’aspect de sapin comme l’a souvent raconté ma mère, ou d’où venaient les boules et les bougies, le houx et tutti quanti.

Tout ce que je sais, tout ce dont je me souviens encore c’est qu’à cette occasion le regard de madame Dubois, qui était venue faire son casting à l’école, se posa sur moi : « Toi, tu seras un ange. » Cette onction, cette désignation, cette montée en grade m’apporta une bouffée de bonheur, telle que j’en ai rarement ressenti dans ma vie. J’avais été jusque-là une petite fille assez heureuse je crois et, brusquement, madame Dubois me révélait une nature supérieure, un état d’excitation et d’allégresse que je pouvais atteindre par le travestissement. C’était ça le secret de madame Dubois que j’ai partagé avec Djébé, avec l’Ahuri : il y avait un monde pas si mal dont on s’arrangeait et où l’on faisait sa vie, et un monde supérieur dont elle avait la clef et où elle vous transportait par la force de sa conviction, par le poids moral et social qu’elle y mettait, même si je crois avoir été plus transportée par le ciel que Djébé par la France, surtout quand madame Dubois me regardant intensément avait ajouté, comme on apprécie une volaille, un cochon de lait, avec une nuance gourmande qui sert de tendresse aux personnes qui se donnent une contenance de dureté ou de sévérité : « un joli petit ange brun ».

Aussi ne puis-je songer à madame Dubois sans gratitude bien qu’à cette époque elle me parût impressionnante et, elle avait déjà cinquante ans, une ancêtre dans un pays où la moyenne de la vie était la plus basse du monde et où mes parents, eux, avaient à peine atteint la trentaine.

Tout ce que je me rappelle, c’est qu’elle était venue à l’école où l’Institutrice regroupait dans une classe unique les huit enfants européens de la colonie et les cinq enfants africains des fonctionnaires locaux. Nous nous étions levés, nous avions dit bonjour. Madame Dubois avait raconté Noël, la crèche. Elle avait désigné les grosses filles Bodin, treize et quatorze ans, pour faire la Vierge et saint Joseph, les frères Bodin, l’âne, le bœuf et un berger... et moi, et moi, deux têtes de moins que tout le monde en classe, me voyait-elle seulement ? Lorsqu’elle m’a dit « Toi tu seras un ange », je n’ai plus rien vu, ressenti, un rêve. Elle a retenu le fils de l’Institutrice et celui du Gendarme pour les deux premiers Rois mages et désigné Moïse N’Diop, le fils du médecin africain, pour faire le troisième, Gaspard ou Balthazar, sur le coup elle ne savait pas lequel était le Noir, l’Institutrice non plus, et quand j’en parlai chez moi, mes parents ne le savaient pas davantage. Consultées à leur tour, les Sœurs de l’orphelinat répondirent qu’elles ne s’étaient jamais posé la question, elles ne raisonnaient pas en termes de Noir et de Blanc. À Noël la question n’était toujours pas tranchée. Pour toute la classe goûter et distribution de cadeaux.

Aussi, par ange interposé, ne puis-je partager, à l’égard de madame Dubois, la prévention de mes parents qui du bon côté du droit, de la pensée, protégés par le statut moral de médecin et l’arrogance de leur jeunesse tenaient des propos assez condescendants, voire ironiques ou irrités sur la première dame de Batouri, arguant que je m’étais fait acheter par elle et que je montrais peut-être une propension à la servilité, une reconnaissance envers l’autorité, voire de la complaisance pour le colonialisme.

N’est pas au seuil de la féminité tout petit ange brun qui veut, le délicat sujet de porcelaine que l’on prend par les ailes pour le poser devant la crèche ou comme je fus moi-même installée par madame Dubois, prosternée devant le Jésus rouquin que figurait bébé Bodin. Aussi désirais-je des ailes haut et bien placées. Je ne voulais pas qu’on les confondît avec des omoplates, je les voulais grandes, « un peu plus, un peu plus », comme on se fait rallonger un ourlet. « C’est trop », me disait ma mère. Où m’étais-je fait l’idée des anges ? Ma mère dut me convaincre en me montrant sur une image un ange de Raphaël, je crois, que les ailes devaient être proportionnées à la taille et que je devais me contenter, vu où je culminais, de la pointure angelot. Archange aurait été « ridicule ».

Ridicule, je ne le voulais pas, mais en revanche je désirais des ailes légères, fines et transparentes. Ma mère épinglait autour de mon buste une imprécise corolle de tarlatane. Je trépignais, je pleurais, persuadée qu’elle exprimait dans cet à-peu-près son dédain pour madame Dubois. Le conflit prenait des proportions politiques. Je voulais — je ne sais toujours pas pourquoi — épouser le rêve de Noël de madame Dubois, l’exaucer, et ma mère, peut-être inconsciemment, quitte à me frustrer — « mais on te met n’importe quoi sur le dos et tu es toujours adorable ! » — en plombant la fête organisée par la première dame, briser quelque chose d’un ordre du monde qu’elle détestait.

 

© Gallimard 2013

©Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture >

Une romancière reçoit une lettre lui reprochant de s'être moquée, dans son dernier livre, des charmes de la vie coloniale, et surtout d'avoir masqué les vrais drames qui s'étaient déroulés trente ans plus tôt à Batouri, dans un coin perdu du Cameroun.

Lui rendant visite à Paris, elle reconnaît dans sa correspondante madame Dubois, la femme de l'Administrateur qui régnait sur ce petit poste français au cœur de la brousse lorsqu'elle-même avait six ans.

En comparant ses souvenirs avec ceux de madame Dubois, la narratrice fait renaître dans une évocation féroce, véritable apocalypse comique, ce monde disparu aux couleurs de l'Afrique, où madame Dubois maintenait les rites surannés d'une métropole idéalisée.

 

Paule Constant a publié de nombreux romans, tous aux Éditions Gallimard, dont White Spirit (1989), Grand Prix du roman de l'Académie française, et Confidence pour confidence (1998), prix Goncourt.

 

Pages choisies par Anncik Geille

 

Paule Constant, C’est fort la France !, Gallimard, janvier 2013, 256 pages, 17,90 €

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