Nicolas Bouvier, l’usage du voyage

L’Est doit bien, à un moment où un autre, se transformer en son apparent contraire écrit Alexandre Chollier dans l’ouvrage qu’il vient de consacrer au grand voyageur que fut Nicolas Bouvier. Pour devenir un jour cet Ouest qui permet de boucler le tour du monde. Un parcours qui a donné son sens à sa vie. Avec l’autre ligne qui recoupe l’horizontale, celle qui joint le nord et le sud, nous avons donc les axes principaux de la cosmogonie qui a été la compagne de l’inlassable globe-trotteur.
Ceux qui partagent la même passion pour l’ailleurs ont lu et apprécié le livre désormais célèbre qui relatait son expédition dans une Fiat 500 Topolino, "la petite souris" de la Yougoslavie à l’Afghanistan. Un titre en forme de question L’usage du monde : comment bien voyager ? Paru en 1963, ce livre demeure une des références pour les amateurs de la littérature de voyages.
Partir en voyage dans les années cinquante représentait encore une aventure que Nicolas Bouvier (1929-1998) raconte avec simplicité, humanité, érudition, poésie. Pannes, rencontres fortuites, petits boulots pour survivre et continuer, émerveillements devant la diversité des gens et des paysages qui se succèdent au long de ce trajet constituèrent pour lui à la fois un enseignement, un plaisir, un défi, un questionnement. « L’usage du monde » n’est pas un récit à proprement parler,  encore moins un guide touristique, mais plutôt une lente pérégrination vers ce qui est aussi loin de soi que de son moi, effet d’une double distance, autant extérieure qu’intérieure. La vertu d'un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir nota-t-il.   
Franchir une frontière, c’est comme renouveler son existence.

Voyager pour Nicolas Bouvier, prenant à contrepied la course aux multiples déplacements proposés par les tours opérateurs, est d’abord choisir une destination, puis aller au-devant d’autres vérités venues de cultures différentes, de réalités géographiques différentes, de coutumes différentes, de s’efforcer de les comprendre, de nouer des contacts même sans posséder tous les mots qui conviendraient pour y parvenir, d’accepter les incommodités et l’inconfort, d’oublier le calendrier.
Une frontière n’est pas que politique, elle est source d’un enrichissement humain. Que ce soit à Kaboul, à Bombay, à Tokyo, à Galway, en Chine où il est guide, en Nouvelle-Zélande, à Trébizonde, partout où sa rose des vents le pousse, il y a pour lui une valeur essentiel qui ouvre les portes et les cœurs, le temps.
Il y a ici un appétit d’essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d’une nature où l’homme apparait comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d’une vie où la lenteur tue le mesquin. Pour payer son embarquement sur un cargo, Bouvier n’hésite pas à attendre plusieurs semaines en écrivant des textes journalistiques. Il y a chez lui en permanence comme une ivresse du regard et une sagesse de la pensée.

Encore enfant, il ouvre et lit avec bonheur l’atlas familial et dévore les romans de Joseph Conrad, il prend pour parrains Larbaud, Cendrars, Michaux ou Melville, il parcourt seul à dix-sept ans la Bourgogne qui sera comme un tournée initiatique, enfin il effectue plusieurs reportages, en Finlande notamment. Sa vie s’est orientée d’elle-même. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.
De nombreuses photos tirées des archives, des anecdotes qui ont le poids des émotions vécues, des documents inédits permettent pour la première fois d’entrer en profondeur dans l’existence de l’auteur du Poisson-scorpion autre livre paru en 1982 et de Chronique japonaise qui suscita de nombreux appels à voyager au Japon.
Son écriture est, ainsi que le ressent Alexandre Chollier, irriguée durablement par l’idée même de parcourir le monde. Acteur se livrant sans détour dans le film Le Hibou et la baleine, lecteur fervent des sages bouddhiques, excellent photographe, conférencier reconnu, conquérant des espaces où s’apprennent l’engagement, le respect, le dépouillement, ces pages parfois chargées de détails secondaires,  restituent une existence remplie par la curiosité et le goût du partage.

Dominique Vergnon

Alexandre Chollier, Nicolas Bouvier, au gré des géographies, 186 illustrations, 230 x 230, éditions Paulsen, octobre 2022, 224 p.-, 39,90 €

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