"Marc Aurèle", si loin et si proche!

L’histoire romaine est en partie l’histoire de nos origines en tant que civilisation. De moins en moins connue du grand public, subissant de fait le contrecoup de l’affaiblissement du latin dans l’enseignement secondaire, il n’en existe pas moins de solides chercheurs en France produisant études et travaux passionnants. L’auteur de cette biographie, Yves Roman, fait partie de ce groupe, si précieux à mes yeux.


L’aboutissement d’un historien


Chercheur solide, Yves Roman avait publié en 2001 un ouvrage remarquable, Empereurs et sénateurs (éditions Fayard) relatant cette longue confrontation dont nous sommes les héritiers lointains. En effet, ce sont les sénateurs (Tite-Live, Suétone, Dion Cassius, Tacite et d’autres) qui ont écrit les premières histoires de l’empire romain et de ses dirigeants. Une histoire pleine de regrets car les sénateurs ont gardé au fond d’eux le souvenir cuisant d’avoir été dépossédés de leur pouvoir d’abord par César, puis par son neveu Auguste qui eut le mérite de mettre les formes, en refusant de porter le titre de roi et en les associant à son pouvoir. Tout empereur fut d’abord et avant tout jugé par son attitude envers le sénat et de là vient l’image du mauvais empereur, de Caligula à Commode (fils de Marc Aurèle), en passant par Néron et Domitien. Pourtant, ces souverains avaient le mérite d’être adorés du peuple romain auxquels ils offraient fêtes, cérémonies fastueuses, jeux de gladiateurs et dotations en blé.  Ils représentaient en fait  un type de monarchie, orientale et hellénistique, autrefois incarnée dans la figure de Marc Antoine, le grand vaincu d’Actium (31 avant Jésus-Christ), dont certains aspects finiront par triompher au IIIe siècle mais qui étaient abhorrés des sénateurs. Car l’oligarchie romaine, après avoir chassé son dernier roi, Tarquin le Superbe, s’opposa également avec force à ce modèle proposé par Marc Antoine et repris par Néron, par exemple. Les membres de la noblesse sénatoriale, plein de leur dignitas, orgueilleux aussi, ne pouvaient que rejeter ces souverains qui se voulaient les maîtres, qui exigeaient la proskynèse et voulaient être adorés comme des dieux. Mais le vent de l’histoire ne soufflait pas dans le sens sénatorial…


Voici une partie des idées défendues par Yves Roman dans ce nouvel ouvrage consacré à un empereur considéré comme presque idéal par l’historiographie. Stoïcien et philosophe, respectueux du sénat et empli des valeurs romaines, scrutons maintenant l’altière figure de MarcAurèle.


L’empereur de la croisée des chemins


Fils adoptif d’Antonin le Pieux, MarcAurèle est d’abord l’héritier de Trajan et d’Hadrien (dont il est le petit-cousin par les femmes). Deux aristocrates, deux provinciaux originaires d’Espagne, deux militaires aussi. Deux empereurs qui représentent des visions stratégiques opposés. Car Rome est depuis le début de l’empire confrontée à un dilemme : poursuivre ou non l’expansion. Auguste avait voulu soumettre la Germanie afin de sécuriser l’Italie. Le désastre de Varus rendit prudents les Romains, qui constituèrent autour de leurs frontières un glacis de royaumes clients. De fait, l’expansion ralentit au Ier siècle : la Bretagne (aujourd’hui l’île de Grande-Bretagne) est conquise par Claude (sauf l’Ecosse), sur le Rhin et le Danube des ajustements ont lieu. Trajan, grand soldat, conquiert la Dacie (actuelle Roumanie), une conquête qui rapporte (le trésor de l’ancien roi dace donne au budget impérial de bonnes marges pendant quelques années) mais qui fait déborder l’empire au nord du Danube et relance à terme la question de la conquête de la Germanie. En effet, comment laisser longtemps ces si turbulents Germains libres de leurs mouvements ? Rome garde en mémoire  leur dernière incursion sous la République où Marius, premier des Imperatores, les battit in extremis. Hadrien a choisi de consolider l’empire : s’il garde la Dacie, il évacue les conquêtes de Trajan effectuées aux dépens des Parthes. Il renoue ainsi avec la stratégie « prudente » d’un Tibère, général glorieux mais échaudé par les défaites en Germanie. Son successeur Antonin fait de même. Lorsque Marc Aurèleaccède à l’empire, les premiers troubles aux frontières se produisent, suite à des mouvements de populations dans la steppe asiatique. Cet empereur, que rien ne prédisposait à la guerre, tourné vers la philosophie stoïcienne (n’a-t-il pas déclaré à sa mère à l’âge de 12 ans que la philosophie stoïcienne guiderait sa vie ?), va devoir se consacrer corps et âmes au combat.


Spirituellement, Marc Aurèle est aussi à la croisée des chemins, entre paganisme traditionnel et nouvelles croyances, dont le christianisme. Jeune, il a fait le choix de la philosophie. Il ne dédaignera pourtant pas s’adonner à l’astrologie comme son grand-père. S’il laisse les chrétiens se faire persécuter (c’est sous son règne qu’est martyrisée la jeune Blandine à Lyon), c’est largement parce qu’il ne comprend pas l’exclusivisme de cette religion monothéiste qu’il perçoit comme trouble potentiel à l’ordre public. Pourtant, Yves Roman note que certains passages de ses Pensées pourraient passer pour avoir été rédigés sous influence chrétienne ! Drôle d’empereur dont la colonne érigée à Rome retrace les grandes guerres contre les barbares, Marcomans en tête. Nul triomphalisme dans les visages gravés sur la colonne, juste la marque de la souffrance et laviolence. L’époque de Marc Aurèle voit un basculement du monde romain antique, jusqu’ici marqué par un goût très prononcé pour la violence et un respect pour la vie humaine assez erratique - la pratique de l’esclavage (qui n’est pas spécifique à l’empire romain) le montre assez bien.

 

Postérité


« Empereur paradoxal », comme l’indique justement la couverture, MarcAurèle est entre deux mondes. Grâce à la peinture qu’en font nos historiens sénatoriaux, on perçoit chez lui comme une grande mélancolie, on le sent épuisé par sa tâche, à laquelle cependant il a consacré, en stoïcien, toute sa volonté et son énergie. En mourant, il laisse l’empire à son fils Commode, soupçonné de l’avoir empoisonné (soupçon repris par Hollywood dans Le déclin de l’empire romain d’Antony Mann et Gladiator de Ridley Scott : MarcAurèle est devenu un héros de cinéma sous les traits de Sir Alec Guinness et de Richard Harris !). Yves Roman parvient à nous transmettre sa passion pour cet homme et son époque, si proche et si lointaine. Ne sommes-nous pas en train de vivre un changement comparable ? L’occident européen, dominateur depuis cinq siècles, ne voit-il pas sa puissance s’éroder devant la montée de l’Asie? Sans compter les nombreuses voix de ceux qui dénoncent de « nouvelles invasions », n’hésitant pas à les comparer aux barbares antiques, oubliant au passage la formidable capacité d’intégration du modèle romain…Et si MarcAurèle avait quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes ? A lire sur la plage, un exemplaire des Pensées à proximité.


Sylvain Bonnet


Yves Roman, MarcAurèle, éditions Payot-Rivages, mars 2013, 496 pages, 27,50 €

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