Kijno, le questionnement incisif

Il est des rencontres d’autant plus décisives qu’elles sont imprévisibles. C’est grâce à un tableau de Ladislas Kijno reproduit dans le n°111 de la revue Jardin des Arts, lue dans la salle d’attente de son dentiste, que Gilbert Delaine s’est soudainement pris de passion pour l’art contemporain. La suite de cette rencontre fortuite conduira à la création du musée d’art contemporain de Dunkerque. Un espace où se côtoient Poliakoff, Soulages, Karel Appel, Hartung, Arman, Vasarely, Magnelli  et bien d’autres maîtres.
Par-delà les autoroutes et les stations-service de l’art manipulé par quelques terroristes et trafiquants de la culture, Gilbert Delaine a réalisé à Dunkerque avec un amour et une compétence qui nous a tous enthousiasmés un musée exceptionnel qui est un défi cinglant à la spéculation et au cynisme. Voilà ce que j’appelle un véritable travail d’avant-garde, écrit l’artiste.
Il ajoute : Comment ne pas être convaincu par Delaine ? C’est un humaniste clairvoyant et déterminé.
On peut voir de lui une huile sur papier kraft froissé, Dupont 28, s.d.  achetée en 1976 ainsi que Hommage à Gagarine II.  Kijno offre généreusement à Gilbert Delaine Et pourtant elle tourne, Hommage à Galilée.
Que disait la revue ? Le texte mérite d’être cité in extenso.
Tel qu’il est apparu à la lumière de sa récente exposition, l’art de Kijno pourrait être l’un des temps forts de la peinture d’aujourd’hui. J’entends bien que tout n’est pas égal dans sa production, que cet artiste a ses failles et ses manques, qu’en particulier lorsque la toile grandit, elle perd parfois en force car elle correspond presque toujours alors à une manière d’explosion qui n’est point le domaine qui lui convient. Kijno est au contraire fait pour une certaine condensation, qui impose au signe sa plénitude. Ses formes ovoïdes à fond noir, cernées de blanc à leur base, et enfermant un triangle, semblent lancées sur un arrière-plan irréel, brumeux, d’aurore boréale, et évoquent quelque symbole primordial, celui d’un monde en fusion surpris dans le mystère de son élaboration. Ailleurs, sur un fond vert, le sommet de l’ovale est doublé d’une ronde de signes, ceux d’un alphabet que le mouvement aide à naître. Attendons avec impatience la prochaine manifestation d’un peintre qui n’expose que rarement et auquel une certaine solitude permet de réaliser des œuvres mouvementées et abouties.

Kijno est né le 27  juin 1921  à Varsovie. Il meurt le 27  novembre  2012  à Saint-Germain-en-Laye. Entre ces deux repères de vie, une petite ville du Pas-de-Calais, s’intercale Nœud les Mines comme une escale dans une navigation de haute mer dont dérivent d’autres haltes, comme la Biennale de Venise en 1980 où sont présentées 30 toiles monumentales, une œuvre pour le portail de Notre-Dame de la Treille de Lille et des engagements politiques. On pense à cette terrifiante image de L’Enfant brûlé du Vietnam, de 1965, exprimant dans une dramatique compression d’un tout petit être décliné en teintes bleues la souffrance absolue et injuste de l’innocence.
Kijno expose à Dunkerque en 1985 Insula, huile sur toile de 1960, une œuvre abstraite en deux teintes majeures, double explosion de coulées qui se recoupent, se suivent, l’une épaisse, l’autre fine. Le dynamisme du geste transparaît dans ce qui pourrait être un caractère extrême oriental, un mot à lui seul, une sorte d’idéogramme en contre-pied chromatique, comme l’observe François Xavier. Il y a ici de la vitesse et des lenteurs, un empâtement et une légèreté qui s’équilibrent.
Bernard Noël note dans son introduction à cet ouvrage de référence qui permet d’entreprendre un chemin ponctué de stations que Kijno opère avant tout des fusions, que ce soit entre illusion et vérité, amour et chair, lumière et volume, posture et position. Cet avant-propos est un petit équipage mental pour entreprendre, en partant de ses 27 entrées, ce cheminement vers la balade poétique que propose l’auteur de ces pages, parfois douces comme un élixir, parfois rageuses comme un orage, parfois mordantes comme un acide.


Et pour cause ! François Xavier connaît bien et l’homme et son œuvre. Ils ont travaillé ensemble pour produire Le Berceau de Phénicie, en 2005. Mieux placé que lui pour en parler, difficile de trouver ailleurs cette juste adéquation. Son ouvrage est une invitation à relire ces signes dont parlait le critique de la revue nommée ci-dessus, lentement. La hâte est déconseillée qui ferait perdre le charme et la saveur critique de cette lecture qui est une autre manière de dire qu’aimer est un art qui se voit d’abord avec le cœur et l’esprit autant qu’il se lit avec les yeux dans le regard de l’autre.
Ces courbes que Kijno lance comme des paraphes mais aussi comme des flèches proviennent de son enfance, période à laquelle l’auteur fait référence en tant que source des émotions soudaines provenant du ventre nourricier initial. Pour lui, il s’agit du violon de son père, qu’il écoute jouer en se cachant sous la table. Il peindra d’ailleurs ce père au regard à la fois sévère et emporté loin par ses notes en 1963, dans une symphonie de tons rouges et bruns, cernés de noir, debout tenant une contrebasse, aux courbes encore plus amples (acrylique de 1963). Ces courbes se recoupent avec d’autres sinuosités, celles du Chemin de Croix de l’amour, celles de l’encolure du Grand cavalier chinois en majesté (huile sur toile de 1987) ou encore d’Apocalypse 2000, l’une de ses estampes numériques.

À travers ces pages dont le style est constamment en alerte des découvertes possibles à faire dans cette œuvre sans pareille et en phase avec son énergie créatrice, comme si l’écrivain traduisait en mots le style à la fois indigné, fougueux, charmeur dans son esthétique contradictoire du peintre, comme si ce dernier devinait les mots que le premier ne pouvait qu’écrire en les formulant par avance sur ses supports qu’ils soient toiles tendues ou papiers froissés, on progresse dans un travail qui rayonne et fait aussi souffrir. Connivences, correspondances, on lit ce livre avec autant de concentration que l’on regarde avec attention les illustrations afin d’en percevoir les secrets. Elles accompagnent un texte aussi passionné qu’elles peuvent l’être elles-mêmes. On passe de l’un aux autres, en veillant à ne rien perdre de ce questionnement que François Xavier pose en parallèle à l’artiste, un questionnement deux fois incisif, celui de l’artiste pour faire accéder à son œuvre, celui de l’essayiste pour la faire comprendre et donc l’aimer davantage.

Dominique Vergnon

François Xavier, Kijno e(s)t l’art d’aimer, 54 reproductions couleurs, Les éditions du Littéraire,décembre 2013, 176 p.-, 23€

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