Les primitifs italiens de Chantilly

Sans aucun doute possible, c’est une captivante aventure que celle qui a été vécue, pendant près de quinze ans, par des experts de la peinture italienne des XIVème et XVème siècles qui ont peu à peu reconstitué des œuvres éminentes que le clergé et le temps avaient dispersées, fragmentées, oubliées, négociées. Si comme l’écrivent en introduction à ce magnifique catalogue les commissaires de l’exposition, le hasard a présidé à son début, ce sont naturellement de rigoureuses explorations et des recherches très ordonnées et étayées qui ont permis, de découvertes en hypothèses et en certitudes, d’atteindre sinon un terme définitif, du moins de franchir une étape probante dans ce long processus. « L’histoire de l’art n’est rien d’autre, en fin de compte, qu’un grand puzzle » lit-on encore dans l’introduction.

 

Ainsi, pour mieux saisir la portée de ce propos, peut-on prendre comme exemple fondateur de la démarche et de ses enjeux une œuvre de Fra Angelico (v.1395-4455) et son atelier. Au petit panneau représentant Saint Benoît en extase dans le désert, qui appartient au musée de Chantilly, a été associée une série d’autres panneaux provenant de Cherbourg (La conversion de saint Augustin), d’Anvers (Saint Romuald interdit l’entrée du couvent des camaldules à l’Empereur Otton III, coupable d’adultère), de Philadelphie (Saint Grégoire le Grand refuse la tiare pontificale) et d’une collection particulière (Scènes de la Thébaïde). En suivant les prolongements de chacune des scènes, on voit combien les cinq tableaux s’assemblent parfaitement dans une même logique thématique, celui d’une thébaïde, c'est-à-dire d’un lieu de recueillement solitaire et sauvage, se rejoignent dans la fraîcheur des couleurs, dans la délicatesse des détails, comme ce petit moine qui sortant d’une cavité de la grotte où saint Benoît s’est retiré (Subiaco), remonte en tirant sur la corde son panier plein de provisions. Mais les vicissitudes ont scié outrageusement le panneau juste à ce niveau, ce qui fait que le moine est visible sur le panneau du haut à droite et le panier au bout de la corde sur celui qui est en dessous. De même pour cette succession rouge et bleue de maisons et de toits qui se raccordent sans équivoque, pour ces rochers et ces feuillages longtemps séparés et qui se retrouvent unis. Il manque une pièce à cet extraordinaire agencement. Rien n’interdit de penser qu’un jour, autre hasard heureux, elle apparaîtra et permettra d’avoir dans son intégralité cette œuvre toute de lumière.

 

Dans ce cas comme dans les autres, le rôle des élèves est en effet à rappeler car à cette époque, les ateliers en comptent en général plusieurs voire beaucoup pour certains d’entre eux. A cet égard, Giotto en a compté de remarquables, comme Taddeo Gaddi, Bernardo Daddi et Maso di Bianco, « le plus doué », mort jeune encore à Florence de la peste noire. De ce dernier on admire deux œuvres sur bois de peuplier, d’une part la Dormition de la Vierge (1328-1330), où les personnages debout se détachent sur un fond et des côtés assez uniformes qui par leur disposition marquent déjà la perspective et donnent à l’espace une profondeur évidente, d’autre part le Couronnement de la Vierge, également émouvant par la simplicité élégante des vêtements et les profils très reconnaissables inspirés par son maître. Ces deux panneaux sont à rattacher à une peinture centrale en hauteur, la Vierge à la ceinture, qui complète ainsi le triptyque. En raison de sa taille réduite, il aurait été installé sur l’autel d’un oratoire. Pour cette œuvre comme pour toutes, la lecture des notices techniques qui suivent la présentation rédigées par vingt spécialistes est passionnante et apporte un éclairage nécessaire à leur compréhension. Comme souvent en histoire de l’art et surtout pour les œuvres anciennes, les auteurs le soulignent, les hypothèses se confirment ou s’infirment au cours des années, les attributions varient en fonction des moyens mis à la recherche des sources d’information, des comparaisons qui peuvent être faires, des analyses nouvelles.

 

Spectaculaire à la fois par la taille et par la richesse de son iconographie, comptant vingt-sept éléments, Le mariage mystique de saint François d’Assise, retable de l’autel-majeur San Francesco à Borgo San Sepolcro - ville située dans la province d’Arezzo, en Toscane, non loin de l’Ombrie, où naît autour de 1412-1420 Piero della Francesca - est l’œuvre de Stefano di Giovanni dit Sassetta, mort à Sienne en 1450. Il est l’auteur de la Madonna della Neve (tempera et feuille d’or sur panneau, Galerie des Offices à Florence). Les éléments du retable double face présenté ici et démantelé à partir du XVIème siècle, répartis dans de nombreux lieux (musée du Louvre, Gemäldegalerie de Berlin, musée Pouchkine de Moscou, Metropolitan de New-York…) ont été reconnus et identifiés dans le cadre d’un projet international. Des travaux d’archives ont permis de retracer son élaboration depuis sa commande en 1437. De nombreux saints sont représentés à côté d’épisodes de la Passion, Trahison de Judas, Prière au jardin des Oliviers, Montée au Calvaire qui sont sur la face de la prédelle. Sur le revers, figure une des scènes particulièrement délicate, parfaitement équilibrée, aux tons raffinés montrant le Poverello dans son habit de franciscain offrant une bague pour célébrer son mariage mystique avec dame Pauvreté.

 

Autre œuvre achetée en 1879 par le duc d’Aumale lors de la vente de la collection de Frédéric Reiset (1815-1891), conservateur du Louvre puis directeur des musées nationaux, l’Allégorie de l’Automne (détrempe sur bois transposée sur toile), issue de l’atelier de Botticelli. Noblement vêtue d’une robe blanche rehaussée de passementeries dont les plis accentuent la sveltesse, évoquant cette autre femme qui s’avance elle aussi dans un drapé d’une exquise fluidité et qui se trouve au centre de La Primavera, (tableau commandé à Botticelli par Laurent de Médicis), elle porte sur la tête une ample corbeille remplie de fruits de la saison.

 

Il faut mentionner encore ce chef d’œuvre qu’est le Portrait de Simonetta Vespucci de Piero di Cosimo, né à Florence en 1461, mort dans cette même ville en 1522. D’une inhabituelle beauté, comme ce profil en apporte la preuve, icône de grâce, somptueusement coiffée, Simonetta Cattaneo épousa Marco Vespucci, cousin d’Amerigo Vespucci, le navigateur qui effectua quatre voyages vers les Amériques entre 1497 et 1504. L’auteur du texte qui est consacré à cette femme morte très jeune répond aux questions que celui qui regarde ce tableau énigmatique est en droit de poser, notamment en ce qui concerne la signification de l’aspic qui serpente autour du cou, des arbres feuillus d’un côté et desséchés de l’autre.

 

Des dessins d’une exceptionnelle qualité sont présentés avec des commentaires explicatifs rédigés par des spécialistes. Retenons par exemple cette feuille d’Etudes d’une main, de trois anges et d’un Christ en Salvator Mundi, (plume et encre brune, lavis d’encre brune, graphite sur papier crème) avec au verso une tête de Moine vu en buste, de face, regardant vers le bas (pointe de métal, gouache blanche et brune, sur papier préparé en ocre), portrait qui frappe par le sérieux et la concentration de l’expression, celle-ci accentuée par la fixité des yeux. Il s’agit d’un travail de Benozzo Gozzoli, né à Florence en 1420 et mort à Pistoia en 1497, principal collaborateur de Fra Angelico. Très vraisemblablement, on est devant un dessin préparatoire destiné à servir ultérieurement. Autre dessin (pointe de métal, rehauts à la gouache blanche sur papier préparé en gris) d’une prodigieuse habileté, cette tête d’homme coiffé d’un bonnet de Filippino Lippi, né et mort à Prato, et qui est le fils de Filippo Lippi. « Ces dessins avaient avant tout une fonction pédagogique : ils devaient servir de modèle à ses élèves et assistants qui y recherchaient des exemples de poses, d’attitudes, de drapés et surtout des exemples à imiter en matière de maîtrise des proportions et des techniques de représentation des formes et des volumes ». D’autres feuilles tout aussi remarquables prennent un relief particulier grâce aux explications données qui guident ainsi le lecteur dans leur cheminement histoirique. C’est le cas pour les dessins de Piero di Cosimo, qui met deux fois Hercule au centre de son sujet, de Michel-Ange, de Lorenzo di Credi. Enfin on lit avec beaucoup d’intérêt ce qui concerne cette Femme nue dite La Joconde nue ou Monna Vanna, qui proviendrait de l’atelier de Léonard de Vinci.

 

Trente neuf chefs d’œuvre sont réunis, dont neuf sont des prêts extérieurs. Le glossaire inclus à la fin de cet ouvrage facilite l’accès à certains termes. Enfin, dans l’exposition que ce livre accompagne, les vidéos montrent, outre les reconstitutions numériques virtuelles, l’extraordinaire beauté des détails peints par ces grands maîtres de la peinture florentine et siennoise du Quattrocento qui gagnent encore en éclat avec les agrandissements et les grossissements qui sont proposés.    

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Michel Laclotte et Nathalie Volle, Fra Angelico, Botticelli…chefs-d’œuvre retrouvés, éditions Cercle d’Art, Domaine de Chantilly, 167 pages, 20x28 cm, septembre 2014, 29 euros

 

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