Les dessins d’Hokusai, l’atmosphère éphémère.

Un dessin égale mille mots ! L’adage est connu, personne qui n’en fait l’expérience. En lançant, avant Austerlitz paraît-il, son célèbre « Un bon croquis vaut mieux qu'un long discours », Napoléon l’énonçait autrement ; la portée reste la même. Par la concision des traits et la liberté du style de ses manga, Hokusai invite celui qui les regarde à déployer un ample vocabulaire très évocateur pour simplement donner à entrevoir une réalité qui lui est supérieure. Il doit s’appuyer sur un écheveau de phrases à même de rendre compte des péripéties d’une seule petite scène. Or les termes employés pourraient bien demeurer en retrait de ces « esquisses au fil du pinceau », de ces instants furtifs captés sur le vif qui échappent à la narration, de ce florilège visuel de la vie quotidienne nippone qui se situe plus sur l’arête même de son déroulement que dans l’enchaînement des expressions qui tentent de l’enserrer, aussi véloces soient-elles. On peut tenter de décrire et de suggérer, la parole ne rattrape pas la vue. Coups de vent sur les arbres qui ploient, notes de musique égrenées par trois femmes, grimaces et moqueries des lutteurs aux perches de bambou, plongeur qui capture un poisson, marcheur s’abritant sous l’averse, l’événement et le geste sous le passage de sa main s’éternisent. Ils sont presque frappés de caducité quand celle-ci les achève, tant ils abondent de menue attitudes qui vont vite. Ukiyo-e ! L’art d’Hokusai est tel que ce « monde flottant » a pourtant toute la saveur d’un univers stable dans lequel l’observation puise à loisir, se renouvelle, répète son parcours, repère ses points d’ancrage, oublie les codes, joint la sérénité à l’excentricité, trouvant de nouveaux détails inaperçus au départ qui interagissent entre eux afin de se mettre in fine tous sous une identique lumière. La frontière entre réalité et invention, entre réalisme et fantastique est si finement franchie qu’en deçà comme au-delà, le plaisir récidive. Hokusai réitère sans cesse sa manière, ses sujets, sa réflexion sur les mythes, la femme, le paysage, la nature. Chacun de ses dessins est un appel en soi à un voyage initiatique vers l’essence des êtres et des choses. La découverte par l’Occident et la France de l’art japonais au cours du XIXème siècle, notamment grâce à la signature du traité d’amitié et de commerce de 1858, suscite un engouement général. L’exemple d’Emile Gallé, cité au début du petit ouvrage consacré au génial créateur, est révélateur. Les motifs du vase octogone du verrier et céramiste nancéen sont directement empruntés au répertoire du Japonais. En sens inverse, Hokusai intégra dans ses compositions certains principes de la peinture européenne comme la perspective et les jeux plus marqués des contrastes de teintes.

 

Vers ces thèmes éternels qui chantent le redoublement des jours que sont l’amour, l’humour, les labeurs agrestes, les déplacements à travers vaux et monts, le divertissement, l’homme face à la nature, les animaux saisis dans leurs postures, Hokusai s’avance armé de sa seule imagination. Il va à l’essentiel en gardant tout ce qui le semble moins, car avec lui la totalité compte autant que la partie. Il s’en approprie la mélodie et brode autour, isole le moment significatif, l’action saillante, l’agissement à son sommet. Fidèle aux faits vus mais s’en éloignant assez pour introduire d’autres grilles de compréhension, il actualise, parodie, renvoie vers d’autres perceptions. Par Hokusai (1740-1849), nous sommes constamment conviés aux événements quand ils se passent, à en être les garants, à le croire sur le champ. Davantage, nous devançons l’imprévisible qui va survenir, puisqu’il est là, prêt à le formuler à notre bénéfice. Sous son pouvoir évocateur, des incidents minimes, infimes, intimes, grossissent, s’amplifient, acquièrent des dimensions insoupçonnées, universelles.


Leur brièveté se distend grâce à cette faculté unique qu’il possède d’en fixer la valeur. Avant son intervention, rien ne se passait qui méritât attention ; après le charme n’opère plus. De détails en détails, il édifie un vaste catalogue de scènes emblématiques, il raconte ce qui se passe à tel endroit, à telle heure tel jour, avec ces personnes et nulles autres. On vit dans l’atmosphère de l’éphémère qui perdure. Ainsi, sur cette montagne, au bout de ce promontoire, là où s’étagent quelques pins aux branches sinueuses, cet éclairage gris et mauve ne s’est répandu qu’à cette minute ; à ce moment précis, l’homme coiffé de son chapeau conique et monté sur son cheval a franchi un cours d’eau tandis que trois oiseaux partent à tire d’aile. Nous cheminons à ses côtés à travers Edo, ce « village de pêcheurs devenu capitale du pays en 1603 », nous sentons la présence ou plutôt nous voyons les Kami, ces esprits tutélaires qui ont des facultés extra naturels. Les courtisanes nous séduisent. Nous admirons les différentes saisons qui colorent le Mont Fuji.

 

De son temps, Hokusai passait pour être un peu magicien, si ce n’est kijin, c'est-à-dire une personne bizarre, curieuse, facétieuse, doué de capacités différentes d’autrui. D’une modestie innée, non feinte, il admettait ses faiblesses et doutait de ses capacités. Sa confession est célèbre : «… je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans…à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses… ». Toute nouvelle expérience le fascinait, aucun extrême ne le rebutait. Il se murmure qu’il peignit tout un paysage sur un grain de riz, qu’il fit marcher un coq les deux pattes préalablement trempées dans un pot de peinture rouge sur une longue feuille blanche et qu’aussitôt les empreintes se changeaient en feuille d’érable à l’automne ! Là encore, combien de mots nécessaires pour quelques secondes d’émerveillement.

 

Prolifique - des milliers d’estampes, des recueils de Vues innombrables - fou de peinture comme il le disait de lui-même, poète de la vérité et virtuose de l’invention, graveur doué d’une précision étonnante, coloriste expert en association inédite de tons, connu bien sûr pour sa Grande Vague mais pas assez reconnu pour tous ces dessins parfaits, qui vivent par eux-mêmes, dans ce balancement équilibré propre au Japon, la délicatesse liée à la force, la justesse unie à la fantaisie, la finesse jointe à la énergie.

 

Dominique Vergnon

 

Laure Dalon, Hokusai, Découvertes Gallimard/RMN-Grand Palais, 48 pages, 12x17 cm, 40 illustrations, septembre 2014, 8,90 euros.

Présentation de Dominique Ruspoli, Hokusai Manga, Gallimard, 120 pages, 15x22 cm, 55 pages illustrées, reliure en cahier à la japonaise, octobre 2014, 19 euros.

 

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Ces ouvrages m'intéressent vivement. Hokusai m'a toujours émue, fascinée, séduite. J'ai reçu en cadeau en 2012 le magnifique Hokusai de Matthi Forrer qui  est conservateur des arts japonais au Musée national d'ethnologie de Leyde,  c'est un ouvrage relié,  de toute beauté des éditions Hazan.