Laurence Bertrand Dorléac dépeint ce métissage des idées qui donnent l’hybridation des créatures représentées : "Après la guerre"

Si la question de l’identité renvoie à la manière dont s’est écrit l’histoire, c’est qu’elle nous renseigne sur la volonté absurde de l’historien de l’art de ne pas voir. Il s’interdit la pratique de la critique. Il en oublie ses instruments de travail. Et dénie dans l’imaginaire collectif. Car il n’entre pas dans sa classification ni dans sa réflexion.
Or, nous savons pertinemment, désormais, que l’histoire de l’art s’est fondée, au XIXe siècle, sur une conception raciale, essentialiste et nationaliste. Que cela se pratique en France ou en Europe. Cette approche portant en son sein des œillères, elle en oubliait sciemment les courants du progrès. En France, le discours moyen sur la spécificité de l’art français - qui visait à établir sa suprématie - eut la vie longue. Malgré la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950, les critiques usaient encore de concepts approximatifs et largement hérités d’une autre époque. D’un autre monde. Et cela alors que l’expérience traumatisante qui venait d’ébranler le monde avait démontré combien étaient décalés les présupposés sur lesquels reposait l’imaginaire de l’art français...

Historienne de l’art, membre de l’Institut universitaire de France et professeur à Sciences Po - où elle occupe la Chaire de l’art et Politique - Laurence Bertrand Dorléac nous invite à la suivre sur un sentier tortueux. Où chaque pas doit être pesé. Où le regard ne doit pas s’enivrer du panorama. Car ce dernier ne répondra pas à une succession d’états mais les réunira simultanément. Ce livre en est le témoin.
Embrassant une période délicate, celle de l’après-guerre, il montrera combien le mot "reconstruction" limite toute idée d’avancée dans cette France brisée qui tente de se relever. Ce terme fut inventé en politique. Pour donner un coup de fouet. Sortir le pays de la crise. Mais il ne reflète en rien le trauma intérieur. Rien de la mémoire du génocide. Ni des suites de l’expérience concentrationnaire. Rien, enfin, des effets secondaires du "vivre avec", de l’après...

Alors le salut viendra des artistes. Ce sont eux - dont le métier est de réunir les forces contraires - qui livreront des œuvres dans le sens échappera à certains. Dont surtout les officiels ne comprendront rien... Car c’est bien la scène artistique qui rend compte fidèlement des débats. C’est elle qui osera aussi aller au-delà. Montrer par des signes et des couleurs ce qu’est en réalité la libération. La joie et la misère. La colère ou l’amertume. Le doute et la fragilité des femmes et des hommes qui traversent cette période d’incertitude et de fol espoir...

Mais l’art est aussi fait d’excès. Il y a de la fureur dans certains tableaux. Il y a ce métissage des idées qui donnent l’hybridation des créatures représentées. L’art n’est pas homogène. Pas plus que cette identité nationale dont Vichy avait rêvé. La pureté n’est pas fille de l’art, loin s’en faut ! Pour peindre il faut y laisser la peau, dira Kijno dans les années 1955. Il savait qu’il n’avait pas à suivre la dominante. Mais à réagir. A lutter. A imposer un autre discours. Une autre voix. La voix de l’art, celle de tous les possibles.
Mais lui, comme ses amis de l’époque, Pignon, Bazaine, Tanguy... seront systématiquement dénigrés, écartés, oubliés par ces critiques passéistes, à la solde des politiques. Car "l’art qu’ils auraient pu défendre alors ne relève plus de leurs vieilles catégories mais d’une humanité bouleversée, fruit des déplacements , des exils géographiques et intérieurs auxquels aucune grille ancienne de lecture ne donne plus sens. La France a changé, une fois encore, réclamant des remises en cause auxquelles les bouleversements de la fin des années 1960 et l’internationalisation ne seront évidemment pas étrangères."

 

Table des matières
La joie de vivre, et après ? - 1946

I. La communauté
Les lendemains qui chantent
L’art et le public
La méthode du réalisme
Résistance
Un faune au parti
New York et Paris
L’Eglise de la contre-jactance
In-objectivité
Beauté précise
Réalités nouvelles
Art concret
Imaginaires
II. L’être
Désenchantement
Sans titre
En noirs
Les entrailles du monde
Matières
L’écœurante harmonie des cadavres
Otto Wolfgang Schulze
Le flambeau à l’envers
Hautes Pâtes
La figure et ses doubles
Morts-vivants
Figures renversées
Où va la France ?

Reconstructions - 1947
Le monde de l’art
Le parti du réalisme
Les signes du carnage
Le musée retrouvé

L’expressionnisme en point aveugle de l’histoire de l’art
Ecrire l’histoire
Les instruments de l’identité
De l’expression
La guillotine du passé

 

Annabelle Hautecontre

 

Laurence Bertrand Dorléac, Après la guerre, illustrations N&B, coll. "Art et Artistes", Gallimard, février 2010, 176 p. - 38 €    

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