"Vladimir Velickovic - Les versants du silence" et autres hurlements
Le musée des Abattoirs de Toulouse vous propose un voyage unique dans l’inter-monde, une manière de débuter l’année en fanfare. La rétrospective
Velickovic (17 novembre 2011-29 janvier 2012) vous donnera surtout
l’occasion de voir des toiles que vous risquez fort de ne plus jamais
recroiser, soit qu’elles se trouvent dans des musées à l’autre bout du
monde, soit qu’elles appartiennent à des collections privées, notamment
les œuvres des années 1950-60, comme ce Grand épouvantail ou la Cave (1959) prêtées par le Musée d’Art contemporain de Belgrade, ou le Gardien (1963) et Kazamat
(1962) qui sont des toiles magnifiques... et déroutantes car totalement
différentes de ce que l’on connaît de l’artiste serbe... Et le
catalogue, tout sublime qu’il puisse être, ne pourra que vous aider à
vous souvenir, mais il ne remplacera jamais l’émotion que l’on éprouve
face au tableau.
C’est donc bien in situ que l’on doit en jouir...
Appuyé sur la balustrade du temps, Vladimir Velickovic
affronte le cosmos comme personne : il s’offre le luxe de défier la
mort, célébrer le mouvement des êtres, dénoncer la vulve des femmes,
portraiturer les faces impossibles et confondre les reliefs des objets
les plus inattendus... Voilà donc notre peintre qui ambitionne de
philosopher, à sa manière, comme l’a souligné Michel Onfray (Splendeur de la catastrophe, Galilée, 2007), car sa peinture "propose une vision du monde. Elle manifeste une subjectivité, un tempérament, un caractère. En un mot : un Style."
Le
regardeur est donc bien au centre de l’œuvre, il n’y a pas de
spectateur car il n’y a pas de spectacle, les angoisses du monde moderne
ne sont pas une partie de plaisir. Par contre, au-delà du néant de ces
horizons en feu tout de brume constellés, de cette souffrance à laquelle
nous sommes confrontés, il y a la catastrophe révélée, l’inépuisable
source d’énergie qui nous consume lentement, nourrissant nos dérives,
épaulant nos fantasmes.
Il n’y a rien de pire que nos guerres
humaines sans cesse renouvelées, et pour tenter de les bannir Velickovic
s’emploie à les rejeter : peintures sans complaisance qui pourfend
l’âme et le cœur dès que le regardeur s’en empare car il est aussitôt
happé et mis au centre. Quoiqu’il fasse, où qu’il tente d’aller, surtout
dans certaines des salles de ce splendide musée, il est rattrapé,
aspiré, broyé, assimilé aux pigments, aux odeurs, aux écoulements, aux
hurlements...
C'est
dans le silence d’un recueillement que l’on ira marcher, lentement,
d’une salle l’autre, sous les voûtes du grand hall, pour s’imprégner du
sens de ces peintures extraordinaires... Toute l’histoire de l’humanité y
est résumée, il n’est donc pas surprenant que Velickovic affiche
clairement la parenté des figures qu’il peint avec celles de l’histoire
de l’art : les gisants d’Holbein et de Mantegna, les christs suppliciés
d’Enguerrand Quarton (Pietà d’Avignon) ou de Grünewald (Retable d’Issenheim), les corps défaits et les paysages massacrés de Callot et de Goya...
Ne
vous y trompez pas, ce n’est pas de la célébration du macabre qu’il est
ici question, mais bien d’une révolte contre le possible anéantissement
de l’Être humain, d’une guerre sans merci menée contre ces pulsions
d’holocauste qui hantent l’âme humaine et œuvrent à sa perte... Oui,
c’est une peinture violente mais au sens dramatique, comme une pièce de
théâtre, une peinture chargée d’émotions et d’une rare intensité. De la
sobriété des plans jaillit le dessein de l’artiste qui use de sujets
récurrents depuis près de quarante ans en se renouvelant par la magie du
dépouillement de son art, la maîtrise de son talent qui nous fait
oublier les corps blessés, les animaux fuyants, les objets de torture
pour nous emmener vers un ailleurs universel.
Ne vous arrêtez pas à ce qui pourrait vous paraître comme une série qui se
répèterait car du silence de la mort si présente surgit la puissance du
vivant qui se signale, soit par un détail (flèche, couleur vive), soit
par un signifié porté par la scène elle-même : Velickovic joue du
renouvellement dans la constance de sa démarche.
On pénètrera donc
dans les Abattoirs en prenant bien soin de laisser au vestiaire, en sus
de ses pelisse, écharpe et gants, toute idée préconçue, toute
arrière-pensée... pour suivre ce parcours singulier qui n’est ni
chronologique ni rétrospectif mais bien la preuve que l’on est en
présence d’un artiste majeur. Incontournable, dirait-on dans les dîners
en ville...
Sept
thèmes, comme autant de péchés capitaux que l’on ira découvrir sur la
pointe des pieds, pour ne pas déranger l’ordre des choses...
Crucifixion :
corps inertes en croix, foudroyés, corollaires de la cruauté des hommes
qui excellent dans l’art de faire souffrir. Velickovic peint ce qui
suit l’effroi et la douleur, au-delà du massacre, derrière la
catastrophe, après le martyr... Nous voici dans l’irréparable, plus
personne ne peut revenir en arrière, on entre dans le monde tragique qui
"est aussi celui où le rachat, l’expiation, l’action qui rédime n’existent pas."
(M. Onfray) Que faire alors ? Puisque l’on ne peut redonner la vie...
Dénoncer, mais à quoi bon ?, pourrait-on se demander. Velickovic
applique-t-il ici une sorte de baume nihiliste en matière d’éthique ?
Quelle morale, quel amour quand on est confronté à ça ?
Dans la salle Origine,
ce pourrait être la stupeur, les ligues bienpensantes seraient en droit
d’évoquer une interdiction aux moins de douze ans si jamais... Fort
heureusement les sots se sont abstenus. Car c’est bien ici que tout se
passe. Si le sexe de la femme est présenté comme un antre qui n’a plus
rien de sacré ni de mystique - duquel est déjà sorti, ne l’oublions
pas, nombre de monstres assoiffés de sang -, alors pourquoi ne pas
accepter ce tableau grandiose que l’on reçoit en pleine figure comme un
jet de lumière noire ?
Il y a un cheminement, Naissance, tout d’abord, où l’enfant surgit comme un bébé projectile, jaculant du trou noir dans toute sa brutalité ; puis Agression
et la menace se fait plus précise. Parturiente écartelée, attachée,
dans un capharnaüm de ciseaux, compresses et autres stylets, qui expulse
dans des hurlements et d’extrêmes agitations d’un vagin surdimensionné,
ce trou semblable aux égouts, un rat, mort, flasque et affreux... quand
ce n’est pas un parallélépipède, sorte de boîte où ranger tout ce qui
n’est pas digne d’être vu...
De la maternité au cimetière, diable que le chemin est court, alors ne devrait-on pas dire donner la mort plutôt que la vie, puisque ne meurt que ce qui est vivant ?
La
parturiente de Velickovic répond bien, ici, à la question
shakespearienne : ne pas être, là est la solution. Qui n’est pas ne
peut. Faire le mal. Détruire. Exterminer... L’agression-naissance est
rugissement du monde qui se nourrit de ses enfants, naître pour être
mort, expulser du ventre maternelle pour l’envoyer s’empaler sur les
prémices d’un monde qui dévore les Hommes. Qu’est-ce d’autre,
finalement ? Les parents oublient un peu trop vite que leur enfant n’est
pas le fruit de leur amour, il "procède en fait d’une force millénaire qui mène les animaux depuis leur apparition sur la planète." (M. Onfray)
Avec Néant,
aux niveaux inférieurs, les yeux se reposent, l’âme flotte et s’égare
quelque part, en mode veille... Nous sommes accueillis par La dépouille du Minotaure en costume d’arlequin,
un immense rideau de scène réalisé par Picasso en 1936, pour le Théâtre
du peuple : près de cinq mètres de haut, une vingtaine de large.
Cathédrale de béton qui abrite pour l’occasion trois œuvres de
Velickovic, Corbeaux (2004), Rapaces (1983) et un dessin à l’encre de Chine de 2011, Pitbull.
On remonte d’un étage et l’on s’isole parmi ces paysages désolés,
incendiés, fin du monde ou magma sorti de la soupe primitive qui donna
vie à tous ? Une potence, ici, un corbeau, là, nous portent à croire que
nous sommes après : Tchernobyl ? Hiroshima ?
Des sculptures
s’invitent, une vitrine, des crânes rouillés face à une immense toile
composée de portraits en carrés... Les dimensions se chevauchent, la
perspective s’amuse, il faut tourner et marcher encore, il faut choisir
l’angle, voir et deviner, flouter et observer ce qui se passe dans la
rétine, entendre son cœur s’emballer, et tant pis pour les mains moites,
revenir, contourner, sentir, on aimerait palper mais l’objet est sous
verre ; on tourne, on s’accroupit, on y est... c’est l’étincelle,
pendant quelques secondes plus rien n’existe mis à part l’œuvre. On est
heureux...
Le thème d’Human in motion,
que l’on retrouve dans la troisième salle, s’est invité dès les
premiers pas dans la galerie principale, il suffit d’embrasser
l’ensemble, de se retourner vers l’entrée qui se mue en sortie sous
l’impulsion d’un homme qui marche (Exit, 1988), clin d’œil à Muybridge (que l’on retrouvera plus tard, sur une toile de lévriers sur négatif, absolument diabolique : Chemin, six état possibles d’un être, 1972-73).
L’absurde
rend fou, semble nous dire Velickovic, alors prenons nos jambes à notre
cou, quitte à fuir par des escaliers murés, à franchir des portes
closes, à sauter dans le vide... Certains n’iront pas loin, d’ailleurs,
ralentis par un crochet, estampille d’une faucheuse qui n’est jamais
très loin.
Le tragique, encore, qui s’empare de l’homme malgré sa
soif de mouvement déployé sur des horizons rectilignes. De l’immobilité
dans le mouvement naîtra le salut ? On penserait à Douve, sans doute,
car Bonnefoy aussi parle d’impossible, mais gare à la chute car la
tentation s’arrime en parallèle, comme si l’artiste voulait extrapoler
son propos, flirter avec une vérité métaphysique : "au cœur même de la vie, dont le mouvement est métaphore, on trouve la mort stigmatisée par la fixité des cadavres" (M. Onfray)
Vient ensuite la salle Bête philosophique
où l’on retrouve les fameux lévriers lancés dans des courses perdues
d’avance comme autant de symboles de notre condition humaine nous
poussant à commettre des actes désespérés... Tout plutôt que la
fatalité, semble nous dire Velickovic.
Autoportrait alors ?
En pénétrant dans Lieu c’est comme découvrir une terra incognita,
la présence humaine a disparu des toiles, le drame a bien eu lieu, mais
ne reste plus que les outils de la profanation, témoins muets de la
catastrophe passée...
En repère, une statue de l’artiste semble garder l’accès, verrouiller toute tentative d’échappatoire...
Puis cela se clôt par Gisants, corps inertes terrassés : insoutenables. Hommage au thème traditionnel du gisant qui permet d’y lire, aussi, l’énergie rageuse du vivant refusant sa fin pourtant inéluctable. Espoir alors, oui, malgré tout ce silence que l’on renferme en soi dans l’héritage des gênes et de l’Histoire. Corbeaux sur l’épaule, conscience de jais qui siffle le souffle mutique de la fin que l’on ne repoussera pas, malgré tous nos efforts. Acceptons-la, semble nous dire Vladimir Velickovic comme si le noir pouvait s’étirer au-delà des brumes vrillées des gémissements humains que l’on vient de quitter précédemment... Voilà pourquoi le monde possède ses versants de silence qui sont des lieux de mémoire. Sans Dieu qui est une fois encore absent, sans repère, puisque l’En bas bouleverse le Haut, L’Incal aussi pourrait s’inviter à la fête dans ce simulacre de possibles qui ne sont que ruines broyées au chant des chairs au galop.
J'enrage
contre le balancier du métronome et je hais le temps qui ne s’arrête
pas, mais qu’y puis-je ? Rien, finalement, je vais devoir quitter ce
musée, même si je n’en ai pas envie ; alors je me rassois au hasard de
mes pas, souffler un peu, une dernière fois, avant, et tant pis si "l’inertie c’est la mort"
(Amélie Adamo) mais je veux y croire, je sais qu’il y a une vérité à
trouver dans ce spectacle du pire. Car je sens que la peinture de
Velickovic inspire à une iconostase païenne qui autorise le dépassement,
qui invite à éviter, insiste à se dépasser : il est grand tant d’en
finir avec le spectacle exposé.
C’est au regardeur d’aller vers la
peinture, d’admettre la mort de Dieu et d’embrasser la catastrophe
permanente pour en jouer et la défier sur son propre terrain... Le
spectacle est alors tout autre : si les images enseignent la mort de
toute transcendance, pour l’Occident elles confirment l’entrée dans
l’ère païenne, les guerres, les camps de la mort. Comment vivre après
ça ? Le nihilisme est partout, la civilisation défaite, le poète exilé,
l’avenir radieux... puisque l’homme est de retour à son animalité
primaire, il trônera au sommet des immondices, roi sans royaume, fier de
son nombril imposé comme l’emblème de sa vacuité toute dédiée à brûler
la cité.
À moins que. D’une rencontre. D’un tableau, justement, une
étincelle provoque une réaction en chaîne et se marie avec d’autres sons
issus du silence, des mots porteurs de sens, humanité, tolérance,
paix... On peut toujours rêver dans un musée, dernier sanctuaire pour
les candides...
Photos réalisées avec l’aimable autorisation de la direction du Musée des Abattoirs
François Xavier
Alain Mousseigne, Amélie Adamo, Pierre Daix & Michel Onfray, Vladimir Velickovic - Les versants du silence, Lienart éditions, novembre 2011, 160 p.- 35,00 €
0 commentaire