Jean-Dominique Rey, "Henri Rouart, 1833-1912, l’œuvre peinte" : Un artiste à la lisière

Un artiste à la lisière

 

L’autoportrait, les portraits, les photographies, autant d’images diverses mais unifiant l’homme. La barbe qui avec les années grisonne, le regard toujours concentré et vif, l’élégance des attitudes, l’application jamais démentie, Henri Rouart semble avoir traversé les années en restant le même et lui-même, c'est-à-dire ce bourgeois chez qui « presque toutes les vertus du caractère et de l’esprit se trouvaient composées ». Les mots sont de Paul Valéry, ils ont du poids. Il admirait la plénitude d’une existence partagée entre les attraits des inventions mécaniques et les appels de la création artistique. La vie d’Henri Rouart s’est en effet doublement orientée, portant une attention entière que ce soit envers les techniques du froid et les machines thermiques, l’air comprimé, le moteur à pétrole ou les contours du motif, les effets de lumière et les jeux d’ombre. Au cours du temps, tout en résolvant des équations en bon polytechnicien qu’il est et en poursuivant sa carrière d’entrepreneur, c’est vers la peinture qu’iront ses affections définitives. Il dessine constamment, il peint à chaque occasion, il commence à exposer, avec discrétion, presque effacement. Corot le conseille, il est séduit par Millet. Ses dialogues amicaux sinon fraternels et ses rencontres avec Degas ne cesseront plus après la guerre de 1870 à laquelle il participe comme officier. Rouart dans une lettre d’août 1883, convie Degas à déjeuner et termine sa missive par un: «…on a besoin de se sentir les coudes. À vous de cœur». Sa fortune lui permet de se constituer une collection de tableaux dont beaucoup ornent son atelier du 34 rue de Lisbonne. « La collection occupe tous les murs sur trois étages. » Parmi ces tableaux, « il y avait L’Allée cavalière au Bois de Boulogne de Renoir ». D’autres grands noms y entraient, Delacroix, Fragonard, Toulouse-Lautrec, Poussin, et plus inattendu, Le Greco.

 

Voyager est plus qu’un plaisir, c’est un besoin, une source de découvertes qu’il exploite à la  suite de chaque retour. Il parcourt la France, de la Normandie aux Pyrénées, il se rend à l’étranger, à Venise notamment dont l’atmosphère de transparence et de reflets dilués par les « convergences de l’humidité, du vent et du soleil» le fascine. Ses carnets se remplissent de notes et de fines aquarelles, traversées d’une lumière douce où justement le ciel et l’eau se partageant l’espace, définissant les lisières de la terre et de l’horizon. Car même si Henri Rouart aime et pratique avec bonheur l’huile, l’aquarelle constitue au fil des ans son domaine de prédilection. Il en apprécie la délicatesse, les rendus, comme une subtilité dans le passage des couleurs. Les deux aquarelles qui ouvrent l’exposition consacrée à l’artiste en apportent la preuve.



 

Sensible et comme accordé à ses rythmes, c’est au contact de la nature qu’il puise ses émotions et renouvelle son inspiration, surtout à La Queue-en-Brie où se situe la propriété acquise par son père Alexis-Stanislas et qui devient le lieu des séjours familiaux. À de nombreuses reprises, les arbres envahissent ses peintures. Il en restitue la fraîcheur, l’épaisseur, l’ampleur, comme ces hautes frondaisons, vues à une certaine distance, montant en colonnes vertes jusqu’aux rares filaments de nuages qui dérivent dans le ciel. Même densité verte dominant les toits des maisons dans un autre tableau où les arbres sont traités dans un large éventail de tonalités. Ou encore ce rideau de feuilles juste suggérées, ponctuées de quelques taches rouges qui apparaît sur le tableau intitulé Village à la lisière de la forêt. A nouveau, « en rase campagne et au bord de l’eau, à proximité de la mer comme en lisière des forêts », il peint un groupe d’arbres. Elancés, déjà sombres, rassemblés dans un camaïeu de bruns, ils se détachent d’un lointain ciel gris, blanc et ocre, alors que le crépuscule commence à noyer les formes et à les simplifier. De cette petite huile sur bois s’épanche une rêverie qui n’est pas sans évoquer les paysages de ses maîtres de jeunesse.

    

Comme une conséquence logique à son goût pour la campagne, puisque peu attiré par les sujets urbains, Rouart peint aussi beaucoup de vues d’intérieur dans lesquelles son pinceau explore patiemment l’intimité, les silences, l’accueil, les mises en perspectives entre le mobilier, les tentures, les ouvertures sur la terrasse. De la maison de La Queue-en-Brie, commune dont il est élu maire le 22 février 1891, il peint certaines pièces, en détaille la décoration, comme on le voit sur cette huile sur panneau où le rouge des sièges, le carmin de la nappe, le vermillon d’un velours se font échos, se déclinent en nuances assourdies et tendent le petit salon de chaleur et de confort. Dans ces enclos domestiques, il installe ses modèles. D’abord sa fille cousant, vêtue d’une somptueuse robe d’un vert d’émeraude pâle, ou sa fille toujours,  lisant, sa « coiffure, proche du roux en accord avec la couleur de la commode ». Parfois la remplace sa femme Hélène, assise à sa table et écrivant, le profil aigu et volontaire. Pour habiter le vide des allées, une silhouette en robe bleue ou noire déambule, ou alors un homme en veste sombre, avançant au long du chemin de terre qui borde, autre espace en lisière, le mur de la propriété.



 

Inconnu, méconnu ? Ni vraiment l’un ni complètement l’autre, un homme en lisière finalement, Henri Rouart a eu la chance de conduire sa vie comme il le voulait, sans les contraintes que supposent les nécessités de la lutte quotidienne que tant d’autres artistes avaient à affronter. Son nom, ses moyens, ses grandes aptitudes intellectuelles mais aussi un talent conforté par un travail assidu, lui ont ouvert les portes. Il n’a pas méprisé les distinctions, il ne recherchait pas les honneurs. Si l’œuvre est cohérente, elle est inégale. Jean Dominique Rey, un de ses arrières petits-fils, relève qu’il est des œuvres qui se font dans l’ombre. Celle d’Henri Rouart y est longtemps restée, elle en sort. À peine car une bonne part, sans doute encore privée, gagnerait à être mieux connue. La juste notoriété grandit ainsi.

 

Dominique Vergnon

 

Jean-Dominique Rey, Henri Rouart, 1833-1912, l’œuvre peinte, 70 illustrations, 220 x 285 ; Hazan - Musée Marmottan Monet ; septembre 2012 ; 144 p.- 29,00 euros 

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