Radovan Ivsic, une forêt de racines et de cimes

Sur la onzième gravure de la série Les Grandes Misères de la guerre, parue en 1633, Jacques Callot avec la précision coutumière et la verve habituelle de son trait décrit « ces voleurs infâmes et perdus comme fruits malheureux à cet arbre pendus ». Près de vingt corps sont suspendus aux branches d’un chêne, seul arbre et axe central de la scène, entre deux masses de soldats armes de piques. Il devient le symbole de cette forêt où peuvent se « perpétrer les pires exactions » comme elle peut aussi être « claire comme de la soie ». Dans le premier cas, « l’impunité dont elle offre bien des garanties - isolement, obscurité, anonymat, effacement des traces » sert les desseins les plus sombres et les plus horribles, des arrestations individuelles nocturnes et arbitraires aux massacres en nombre pendant les conflits. L’auteur en sait quelque chose. Dans le second, c’est la poésie délicieuse qui nous dit qu’« un écureuil blanc ruisselle dans les ramures et m’apporte le printemps hagard ». Comme dans les bosquets enchanteurs que peint sur parchemin posé sur bois en 1510 un contemporain de Dürer, Albrecht Altdorfer, on entre dans ce livre dont la couverture d’un vert tendre de  jeune pousse tient à la fois de ces petites apparitions vertes qui parsèment les pages et lui donnent ce ton d’eau si particulier, le vert de l’herbe où jouent des ours dans Le Livre de la chasse dicté en 1387à un copiste par Gaston Phébus comte de Foix, le vert des hautes feuilles devant lesquelles se découpe la figure noire et rouge de quelque rapace (L’Oiseau de feu et Petrouchka, Boris Bucan, 1983), le vert  déjà onirique de ces formes douces qui surgissent de la nuit (Brumes de la solitude, Toyen, 1961), le vert de genèse du Douanier Rousseau (Cheval attaqué par un jaguar, 1910), le vert aussi d’un des masques pour Le Roi Gordogane, (également de Toyen, 1976), le vert encore et bien sûr de cette charmille sur laquelle tombe un faisceau de clarté virginale (Souffle, Mirjana Vodopija, 2009).

 

 

Le flâneur qui s’invite dans les sentiers de ces pages rencontre ce qui fascine et inquiète dans la forêt, les sortilèges autant que les ravissements, les incantations autant que les diableries. La forêt se fait alors métaphore des drames et des espoirs de tous et de chacun, elle se fait le lieu des ivresses, des provocations, des utopies, le labyrinthe où circulent en secret les sources, galopent les cavaliers, hululent « les oiseaux terribles, accablés, impénétrables, taciturnes… ». Elle est ce carrefour de lumière et ces antres d’obscurité où sous les frondaisons traque la meute de chiens blancs et sont à l’affût les chasseurs vêtus de rouge comme on les voit dans ce long panorama de vénerie que réalise en 1465 Paolo Uccello. Elle se fait enjeu entre humanité et animalité, entre appétits de destruction et soucis de préservation, celle contre laquelle la ville s’est construite, lit-on au début de l’ouvrage. 



Pour pénétrer dans les futaies qu’enracine, entrecroise et fait croître Annie Le Brun, il faut cheminer avec ceux qui connaissent les signes - des étoiles aperçues entre les cimes des pins, un arc-en-ciel, des champignons, des racines torses, des ailes furtives, même des météores - c’est à dire les troubadours, les romantiques allemands, les surréalistes. Il faut endosser la tenue du combattant, « l’armure, seuls les hannetons et les chevaliers la portent ». Il faut se laisser séduire par la rugosité des écorces et la douceur des lianes, à l’instar des Hamadryades, ces nymphes attachées au tronc et qui meurent si la hache l’abat.   

 

 

La forêt que déploie cet ouvrage est celle d’un homme dont la plume et les écrits n’ont pas accepté les soumissions et les compromis, qui possédait une langue qui ne ment pas ainsi qu’il le dit du poète, faute de quoi il n’est plus poète et se sert alors « d’une langue morte ». Traducteur aussi bien de Rousseau que de Mérimée et Ionesco, auteur dramatique, Radovan Ivsic (1921-2009) a en outre étudié le langage des masques, qui cache et révèle. Il se dévoile dans ce texte, naturel, regardant droit le spectateur qui accepte de s’engager à ses côtés et à son rythme dans une promenade initiatrice dans les méandres de la selve. On en sortirait étourdi. Un parcours qui  relie entre elles des œuvres inattendues et qui au demeurant se renvoient les échos des rêves et du vertige végétal que lui-même ressentit en voyant le tableau d’Altdorfer et que nous éprouvons en voyant l’Olivier, clair de lune de Alfred Pal, Le Ruisseau du Puits-Noir de Gustave Courbet, ce cerf opalin dont la ramure rime avec les rameaux d’Ivan Generalic, cet étrange sous-bois de Vallotton. Identique mystère qui se métamorphose. Dans ses arcanes,  le texte guide, égare et séduit la pensée et le rêve et leur fixe une pléiade de points cardinaux.

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Annie Le Brun, Radovan Ivsic et la forêt insoumise, Gallimard-Musée d’Art contemporain de Zagreb, 22x30 cm, 200 pages, 200 illustrations, novembre 2015, 30 euros.  

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.