Il y a chez lui une permanente sollicitation de l’œil, et
moins évidente peut-être mais néanmoins certaine, de l’ouïe. Derrière son œuvre
qui semble multiple et bondissante, il y a une unité des réflexions et des
intentions. Si Kandinsky fascine, c’est en raison de cette authentique invitation
à réviser les critères objectifs et à accepter ceux qui se manifestent dans l’ordre
du subjectif. Ses tableaux exigent des changements de perspectives, des
positions inédites, une « modification du comportement culturel ».
Des cercles, des triangles, des linéaments, des hachures, des damiers, des
segments, des taches et des obliques, toute une géométrie savante aboutit à une
poésie s’élaborant devant le spectateur. Avec lui, le tableau devient « un
être vivant déterminé, qui agit sur un humain par son contenu intérieur, qui
passe à travers l’image extérieure et qu’on peut appeler l’expression de la forme
globale ». De la couleur, du trait, de leur agencement et de l’apparition de
motifs survenant de partout naissent des associations résolument nouvelles. Partant
de choses simples, empruntant ici et là des éléments réels, il crée un second
répertoire de formes aux audaces inconcevables au départ. Dans deux de ses
ouvrages, « Regards sur le passé » et « Résonances »,
Kandinsky raconte ses itinéraires spirituel et pictural, afin d’expliquer sa
manière de travailler et ses découvertes. Ses tableaux sont le fruit d’un
travail considérable, comme le précise l’auteur au sujet de la « Composition VI, majestueux tableau de
trois mètres sur deux, qu’il termine le 15 mars 1913, et qui lui aura demandé
dix mois de préparation et vingt-quatre études ».
Wassily Kandinsky a étudié à Munich. Il y rencontre Paul
Klee. Une photo les montre réunis l’un et l’autre dans le jardin du Bauhaus à
Bissau, prenant le thé assis autour d’une petite table ronde. En 1923,
Kandinsky qui en 1911 a lancé avec Franz Marc l’almanach Le Cavalier bleu expose pour la première fois à New York. Sa
première exposition personnelle d’aquarelles et de gouaches à Paris a lieu en
1929. « Dès le début, le seul mot composition résonnait pour moi comme une
prière ». Toute sa vie, il n’aura cessé de réfléchir et d’écrire sur la
signification de l’art et les énergies qu’il aimante, sur les liens entre
musique et peinture, sur le sens, l’action et la portée des éléments purs sur
la sensibilité. Son œuvre est la traduction de ses recherches sur ce moment insaisissable
du passage de la réalité à son absence, c’est à dire de la figuration à
l’abstraction. Le style chaque fois plus épuré est une constante exploration de
cette force intérieure créatrice.
Dans son célèbre ouvrage paru en 1910 « Du spirituel
dans l’art et dans la peinture en particulier», Kandinsky aborde tout un
ensemble de points fondamentaux pour lui comme les harmonies des couleurs,
leurs unions, leurs relations et la « sonorité intérieure » qui en découle.
Il y énonce ce principe de « la
nécessité intérieure » qui est « le principe de l’entrée en contact efficace
des éléments de l’art avec l’âme humaine ». Les motifs en tant que tels,
n’étant plus identifiables, incitent le regard à approfondir ce qu’il voit ou
perçoit dans ces signes et ces formes qui s’entraînent réciproquement dans de
subtils mouvements dynamiques et lyriques. L’art et de ce fait l’œuvre qui le
matérialise est un reflet du cosmos qui nous entoure, il élève l’esprit, il
provoque des émotions, il attire vers plus haut que soi, il invite à un
dépassement. L’imitation de la nature n’est plus pour cela nécessaire. « La
fonction de la peinture devient alors d’exprimer le monde intérieur de
l’individu, autrement dit son monde spirituel », pour reprendre les termes de
l’artiste. L’art acquiert une dimension universelle, indépendante. Par le jeu
de leurs contrastes, les couleurs servent ces répercussions et ces vibrations
ressenties au fond de soi.
L’auteur, qui travaille depuis bientôt cinquante ans sur
Kandinsky et lui a consacré sa thèse, de très nombreux écrits et plusieurs
conférences, aborde dans ce magnifique ouvrage l’ensemble du parcours de
l’artiste. En critique autant qu’en philosophe, dans un style ample et précis, il
étudie et éclaire magistralement son œuvre sous tous les angles possibles,
philosophique, esthétique, spirituel, historique. Il porte un regard plénier sur
son héritage russe avec notamment la place de l’icône dans la formation des
images. Il analyse le processus créatif et montre comment Kandinsky encore
jeune a pris conscience « que les moyens intérieurs l’emportent sur la banale
reproduction des apparences ». Proche de Nina Kandinsky, ayant eu accès à
de nombreuses sources incontestables, connaissant de près la manière dont le peintre
a entres autres approches médité sur « les formes naturelles, organiques
et industrielles », il met en relief dans ces pages cette importante figure
d’homme dans l’évolution de l’art de notre époque, de ce voyageur curieux et
attentif qui a été un passeur de la modernité, du chercheur inlassable des transfigurations
et des correspondances entre les arts avec au premier rang d’entre eux, on l’a
dit, la musique. Un ouvrage qui constitue justement cette « grande synthèse »
dont Kandinsky rêvait en arrivant à Munich.
Dominique Vergnon
Philippe Sers, Kandinsky,
l’aventure de l’art abstrait, Hazan, 28x31 cm, 336 pages, 250
illustrations, octobre 2015, 65 euros.
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