Sur une huile sur
panneau, anonyme, datant de 1530 environ, on peut voir sa maison bâtie au cœur
de Bois le Duc, ’s-Hertogenbosch en néerlandais. Le peintre, que les habitants
d’alors croisaient sur la place du marché, sans se douter de son immense talent
et de son incroyable imagination, a peint ici ses plus belles œuvres. Sa
renommée va gagner les puissants qui lui passent commandes. Jacques Le Boucq,
un dessinateur du Hainaut, a laissé un portrait où se lit toute la sagacité de
celui qui signe en lettres gothiques Jheronimus
bosch. Jérôme Bosch est donc de retour chez lui. La ville où est né autour
de 1450 l’illustre citoyen, de son vrai nom Jeroen van Aken, fête l’événement
et pavoise. D’autres manifestations sont prévues au cours de cette année. Pour commémorer
les 500 ans de sa mort, une exposition ordonnée en six thèmes comme jamais il n’en
a été montée de semblable réunit près des trois quart de son œuvre. Depuis 2007,
des experts constituant le BRCP (Bosch Research and Conservation Project) la
préparent en utilisant les méthodes de recherches et les techniques les plus
modernes afin de faire le point le plus abouti de la connaissance de l’artiste.
Vingt peintures dont douze ont été restaurées, venues de dix pays ainsi
que près de vingt feuilles dont l’extraordinaire Combat des oiseaux contre les mammifères (plume et encre brune sur
papier), complétées par des œuvres de son atelier et de suiveurs ont été rassemblées
au Noordbrabants Museum.
L’événement est à la
hauteur de cet artiste de génie dont les visions dépassent son époque et envoient
un message de portée universelle. Sa culture planétaire est au service de son
art. Il a notamment lu le livre de Sébastien Brant, un humaniste strasbourgeois
mort en 1521, La Nef des fous. Bosch
traite le sujet d’une façon si personnelle qu’il en fait à la fois une
parabole, un spectacle, une métaphore, où l’humour rivalise avec la gravité,
l’absurde bataille avec la raison. A ce tableau célèbre comme à beaucoup
d’autres dont la signification habilement dévoilée par les prouesses de ses
fables et de ses chimères engagent le destin humain, se rattachent les notions
de luxure, folie, avarice, violence, paresse, gourmandise, autant de vices que
son pinceau va dénoncer plus que condamner dans des allégories aussi brillantes
que déroutantes et que relie entre elles toutes la fuite du temps perdu.
Il
n’est pas seulement un inventeur de monstres, il n’allume pas uniquement des
incendies. Derrière les grouillements de bêtes curieuses et les flammes qui
dévorent les damnés, des êtres s’amusent et prient. Peut-être que Saint Jean à Patmos assis dans
l’admirable douceur d’une atmosphère bleutée entend racheter les âmes des
impies qui se réjouissent dans Le
Jugement dernier ? A côté des souffrances terribles endurées sur le
chemin de l’enfer, réservées à ces malheureux posés sur la lame d’un couteau
géant et battus par un diable, se trouvent les suaves récompenses promises aux
élus qui avancent sur le chemin du paradis et à ces bienheureux élevés par des
anges vers une lumière inaccessible qui semble se prolonger à l’infini. Bosch
observe simplement la nature où il puise ses créatures et ses architectures et
en additionne ou en retranche les beautés et les curiosités.
S’il agence des
motifs habituels, il en exagère les contours et les usages et en détourne le
sens pour que ses propos acquièrent leur pleine acception. Bosch se fait
comprendre grâce à ces évocations d’éden et de géhenne, les délires de ceux-ci se
changeant en délices dans ceux-là. Mais il est assez subtil pour que son propos
ne soit pas qu’une sorte de discours manichéen somme toute assez vain. Sa leçon
a plus d’ampleur. Le Vagabond est un possible
fils prodigue qui garde ses chances de rédemption.
Regardons bien ces scènes
venues d’ailleurs composées par un cerveau bien de ce lieu. Bosch entend-on au
début de la visite, est un artisan médiéval. Il est l’héritier des savoirs du
moment. Mais il va créer un nouveau discours. D’un côté, dans le grand jardin entourant
Adam et Eve, la végétation est luxuriante et l’eau coule d’une haute fontaine
rose. De l’autre, des instruments de musique accompagnent les tortures subies. Cette
masse de paille jaune d’or qui trône au centre du Triptyque du Chariot de foin (huile sur bois, 1510-1516) est tirée
par une cohorte sociale où chacun peut se reconnaître. Car hier comme
aujourd’hui, personne n’échappe au regard de l’autre qui se fait le juge
d’attitudes que lui-même observe.
On est épié où que l’on soit (Le Champ a des yeux, la forêt a des oreilles ;
plume et encre brune sur papier). Ce regard, la chouette - un des animaux que Bosch affectionne et qu’il
loge un peu partout, sur une branche, sur un manche de balai, près de saint
Jérôme - le symbolise. Le grand intérêt et l’immense plaisir que l’on prend à
observer dans leurs plus infimes détails ces tableaux dont la légèreté,
l’harmonie et la transparence des couleurs avivent la qualité visuelle, est
l’éventail des lectures possibles. A la bouffonnerie que l’on a vue longtemps
comme la marque première de cette peinture, a succédé une interprétation plus
profonde. Bosch se défend de donner des leçons de morale, mais par le biais de
ces fantasmagories, il invite ses semblables à la percevoir et à la retenir,
tant la mémoire les absorbe. Le merveilleux sert le religieux qui à son époque
encadre de près les existences. Bosch démasque les impostures. Il perce
l’humain jusqu’aux tréfonds de lui-même. Comme en se jouant d’eux, il renvoie
les êtres à leur conscience. Le bestiaire moyenâgeux est surpassé par ces
inventions bénéfiques et ses fictions maléfiques. Sa puissance vient de ce que
le diabolique sert l’angélique.
En saluant son
surréalisme prémonitoire, notre époque y a trouvé des sources d’inspiration. On
en fait le précurseur de notre psychanalyse, sans doute un peu abusivement,
même si les anciens cauchemars rejoignent les angoisses modernes. En dehors des
œuvres qui relatent la vie du Christ et celle des saints, où beaucoup de signes
restent encore à pénétrer, les énigmes posées par ces étranges phénomènes
vivants qui peuplent les tableaux demeurent indéchiffrables pour nous alors que
pour beaucoup de ses contemporains sans doute, ces images correspondaient à des
notions plus précises. Bosch a ceci d’unique qu’il ne cesse de fasciner. Qui
l’a influencé ? Personne ? A quel courant le rattacher ? Aucun ?
Difficile à assurer, les avis convergent et divergent. Un fait majeur subsiste
et transcende les années et les idées. Il est un incroyable et un incomparable
artiste. On peut sans cesse revenir sur cette faune et cette flore dantesque,
on ne l’épuisera jamais. Elle fait sourire, rire, frémir, pleurer. Il faut voir
au-delà du pittoresque ce que le peintre voulait dire. Cet ouvrage est un guide
parfait pour cette formidable rencontre et suivre le parcours d’une exposition qui
ne se renouvellera pas dans ces conditions avant longtemps.
Dominique
Vergnon
Matthijs Ilsink, Jos
Koldeweij, Jérôme Bosch, visions de
génie, Fonds Mercator, 192 pages, 22,5x27 cm, 140 illustrations, janvier
2016, 24,95 euros.
1 commentaire
Livre parfaitement adapté pour être mis en miroir du roman de Grolleau sur le peintre des enfers !