Les voyage exotiques du Douanier Rousseau

La naïveté de Rousseau ? A son sujet le mot revient régulièrement et déforme le jugement. Naïveté dans la forme, peut-être, au point qu’on a associé sa manière à celle des enfants. De la naïveté donc, mais elle a pour contrepoids de la perspicacité. Sa modestie se double de pas mal de malice. Il faut lire en détail sa vie, pour mieux suivre cette trajectoire unique de météore dans le ciel de la peinture.

 

Ces deux ouvrages, différents sur de nombreux points, se complètent avantageusement et croisent leurs approches du peintre et leurs documents. Une double lecture qui met en lumière un simple employé de l’octroi de Paris appelé à s’imposer comme un véritable phénomène dans l’histoire de l’art. S’intéresser à cet artiste implique de changer ses critères habituels et donc son regard. Sans formation, hormis les conseils de Gérôme, Henri Rousseau qui commence à peindre quand il a passé 40 ans, sait qu’il faut compenser ce qui lui manque par un apprentissage personnel et enrichir ses connaissances. Il va au Louvre s’instruire auprès des maîtres du passé qu’il copie, il se rend au Jardin des Plantes, il lit des revues de botanique. Il écrit et joue du violon, de quoi ajouter à son statut d’artiste hors des conventions et éveiller les curiosités. Ni académisme, ni rupture avec le modernisme, un réalisme qui semble exagéré à certains, rien en vérité qui ne soit profondément lui-même. Gilles Plazy donne une juste idée de sa situation, quand il écrit à propos de ce grand portrait-paysage en pied où se distingue la Tour Eiffel, que « ce tableau est un manifeste, le programme d’un art différent qui n’appartient qu’à lui-même ». Rousseau est inclassable. Il séduit ou agace. Mais personne ne lui enlève ce pouvoir d’attraction qui invite à voir et revoir ses toiles, d’aller chercher des détails significatifs, qui créent à eux tous une atmosphère singulière dont la force d’évocation est telle qu’elle le condamne ou le célèbre sans restriction.

 

Raillé, rejeté de son temps sauf exception, Henri Rousseau est aujourd’hui honoré et admiré pour ce qui justement le marginalisait hier. Comme les mots écrits en 1912 par le collectionneur, critique d’art et marchand allemand, français d’adoption, Wilhelm Uhde (1874-1947) qui avait organisé une première exposition en 1908 sonnent justes et prémonitoires. « Longtemps, on a ri des toiles du pauvre douanier, peintre à ses heures de loisir ; longtemps on a ri avant de reconnaître qu’il fut passionnément un peintre. Personne à cette heure ne se moque plus du douanier ». On est loin de la critique qui notait que « Rousseau peint des pantins comme un élève de l’école primaire qui n’a pas de disposition pour la peinture ». Plus loin encore des mots d’un autre critique qui, lors du XIème Salon des Indépendants, estimait que Rousseau « ne s’est certainement pas servi de ses mains pour peindre ». De quoi alors s’est-il servi? De son génie propre, fait de sensibilité, de poésie, de symbolisme, de magie, de sa fantaisie. Des termes auxquels on pourrait en ajouter d’autres pouvant être résumés par ceux de Paul Eluard qui écrivait que « ce qu’il voyait était amour et nous fera toujours les yeux émerveillés ».

 

Henri Rousseau s’est-il inventé des voyages exotiques qu’il n’a vécus qu’en songe et en désir ? Se considère-t-il comme un des plus grands peintres de l’époque, avec Picasso ? Est-il mondain ? Vend-il beaucoup ? Tant de questions et d’étonnements. Un tel personnage ne peut que produire une œuvre qui le reflète. Tout devient à son davantage. En fait derrière les rumeurs qui circulent sur son compte, qu’il suscite habilement et signe le roman de son existence dont le déroulement est incroyable, entrer dans son œuvre est entreprendre un voyage sans repères, avec des escales qui vont des bords de l’Oise aux forêts tropicales, de la passerelle de Passy aux environs de Paris, d’un moulin aux exubérances torrides. Pour croiser dans ce chemin de nature simple et d’onirisme complexe une noce, des singes, un jaguar, un buffle, des militaires, des promeneurs dans un parc, des pêcheurs à la ligne, quatre joueurs de football engageant une partie aussi comique qu’ahurissante, se situant entre la joute et le cirque, où deux hommes en tenue à rayures bleues en affrontent deux autres en tenue à rayures orangées.

 

Il est en définitive un de ces êtres attachants qui traversent le parcours des autres dans une espèce d’absence, faite de discrétion et de solennité dont on se rend compte plus tard de l’épaisseur et l’originalité et qui soudain reçoivent les éloges, de Picasso, d’Apollinaire, de Tristan Tzara, de Robert Delaunay, de Kandinsky, de Vallotton. Ce qui charme, ce sont ses perspectives faussées, ses harmonies de couleurs, cette liberté plastique et cette indépendance d’inspiration.

 

Comme celles qui, accrochées dans une rotonde verte, couronnent le parcours de la grande exposition qui est un superbe hommage à ce créateur de surprises, ce sont les scènes de jungle qui se situent à la fin les pages de ces ouvrages. Théâtres de verdure comme jamais personne n’en a peints, éblouissants de végétation à la fois vraie et démesurée où vivent des animaux aussi qui féroces que drôles. On ne les oublie plus.

 

Dominique Vergnon


 

Sous la direction de Gabriella Belli et Guy Cogeval, Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque, Hazan-Musée d’Orsay, 270 pages, 180 illustrations, 32x28 cm, mars 2016, 42 euros.


Gilles Plazy, Le Douanier Rousseau, un naïf dans la jungle, Découvertes Gallimard, 144 pages, 160 illustrations, 17,8 x 12,5 cm, mars 2016 (initialement publié en 1992), 15,50 euro.

 

 

 

  

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