Picasso, l’œuvre ultime – Hommage à Jacqueline

Si Picasso est – et restera à jamais Picasso – il fut un temps moins clément pour l’aura du plus grand peintre du XXe siècle : ces fameuses années 1970 où son image ne couvrait plus du tout la planète peinture, une mode chassant l’autre, une tenue inappropriée d’un marché de l’art qui n’était pas encore celui que l’on connaît – quoique – et il n’en fallut pas moins pour que le public – et les collectionneurs – versatiles par définition, regardent ailleurs. Si bien que la propriété de Mougins, au jour du décès de l’artiste, comptait des centaines de tableaux entassés dans les réserves. Une manne pour l’Etat cannibale qui inventa dans la foulée la première dation totale en nature (Jacqueline Picasso ne déboursa par un centime en droits de succession, tout se régla par « quelques » œuvres cédées) après l’inventaire dressé par Jean-Louis Prat. Et une divine surprise pour les futurs acheteurs qui, vingt ans plus tard, découvrirent en l’état la maison, l’atelier et… quelques œuvres « oubliées ».
Prat nous gratifie d’un très bel accrochage dans le bunker-mausolée de la Fondation Gianadda, à Martigny : drôle de projet qui vit le jour en… 1981, quand Juana Mordo, galeriste à Madrid, eut l’idée d’une exposition sur le thème de Jacqueline, chez elle, puis reprise en Suisse. La liste des œuvres fut dressée, assurances validées, fiches de prêt signées mais tout s’arrêta.
Jusqu’à ce que Jean-Louis Prat glisse dans l’oreille de Léonard Gianadda que 2016 coïncide avec le trentième anniversaire de la disparition de Jacqueline Picasso (15 octobre 1986), et que l’on pourrait alors lui rendre hommage en parcourant les vingt-deux dernières années de sa vie commune avec Pablo…
Et tout prit alors corps.

Picasso, comme Soulages, est partout ces derniers temps, et je vous entends déjà traîner des pieds, souffler rien qu’à l’idée : encore une expo Picasso ! Oui mais… non ! Justement, et raison de plus si, comme moi, vous avez souffert en découvrant l’inutile et lamentable exposition qui célébra la réouverture du musée Picasso de Paris. Car ici vous allez recouvrer l’âme du peintre mais surtout voir des tableaux majeurs, et d’une grande nouveauté par rapport à ce que l’on montre d’habitude. Le trait du peintre est autre, et la variété de l’exposition est aussi critère de valeur ajoutée : céramiques extraordinaires, sculptures et gravures étonnantes (dont une planche de plaques de cuivre jamais montrées) plus une série de photographies prises par Jacqueline, qui vous plonge dans l’intimité du couple.

Quand Jacqueline Roque déboule dans la vie de Picasso, en 1952, personne encore ne sait que s’opère le dernier virage du peintre. Une nouvelle période s’ouvre, entièrement consacrée au dernier amour de sa vie. Et de cette passion vont jaillir des œuvres foisonnantes de nouveautés et d’inventions, d’audace et de liberté : Picasso part, en quelque sorte, à la conquête de la création, s’appropriant la célèbre phrase d’André Malraux : « L’art n’est pas une soumission. C’est une conquête. »
Fusion que cette peinture qui fait corps avec le couple, avec ce sentiment qui les liait et qui transparaît dans toutes les œuvres, et au diable les conventions ! Elle a 26 ans, il en a 71, et alors ?! L’amour transcende, l’amour balaie scories et falots et l’ardeur habita le peintre jusqu’à son dernier souffle, portant sa main dans des traits simples et légers, subtiles et gracieux qui font de ces portraits d’extraordinaires tableaux.

Débutée par un portrait classique au fusain (Jacqueline aux jambes repliées, 1954) la série se poursuit par Madame Z (1954), une jeune femme au cou démesurément long et au port de tête princier, sur fond bleu intense et canapé vermillon. Viendront le retour des études sur Les Femmes d’Alger de Delacroix  ou le Déjeuner sur l’herbe de Manet, clins d’œil aux maîtres respectés ; mais Jacqueline, encore et toujours en costume turc (1955, pour célébrer l’emménagement à La Californie, à Cannes), puis avec son chat (1964)...

Picasso devient sensuel en pratiquant un extrême raffinement des couleurs, et le couple déménage derechef pour le château de Vauvenargues, près d’Aix-en-Provence puis reviendra en 1961 s’installer définitivement à Mougins. La frénésie créatrice s’amplifie : rien que pour l’année 1963, ce seront 160 tableaux dans lesquels Jacqueline figure…

Mais ce n’est pas tout. Picasso, l’homme-touche-à-tout, s’est aussi affirmé dans une approche virtuose et sans complexe de la chose gravée (sur bois, cuivre, à l’eau-forte, à la pointe sèche, sans oublier l’aquatinte ou la lithographie) dont, là aussi, il laissa un témoignage considérable. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a renouvelé le genre, et de quelle manière !
Il n’y a qu’à voir le linoléum gravé à la gouge Le Déjeuner sur l’herbe d’après Manet (1962) pour comprendre : formes, couleurs, mise en scène…

 

 

 

 

 

Sans oublier ses thèmes de prédilection : femmes, nus, portraits, tauromachie ; et le fameux rapport au modèle (1963), sujet dont l’artiste s’était déjà emparé dès 1927 avec ses premiers dessins et gravures en rapport au Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Picasso, dont la modestie semblait absente, se reconnaissait déjà dans le portrait de Frenhofer, créateur de génie en proie à ses obsessions (sic). Lesquelles s’affichent nettement dans certaines toiles osées où le corps de la femme est montré sans complexe…

L’exposition de photographies (fonds Picasso, Douglas Duncan et Lucien Clergue) démontre l’incroyable photogénie de Picasso, et son sens de la dérision. Quand il ne fait pas le pitre (dansant ou fumant avec le nez), il plonge ses yeux dans ceux de Jacqueline, histoire de bien nous rappeler qu’il s’agit ici d’une histoire d’amour avant tout. Boulimique dans sa création, l’artiste aime tout autant poser, ayant déjà perçu l’importance de l’image, de cette trace qu’il laissera pour l’après. Il ira jusqu’à se laisser filmer dans son antre pendant qu’il peint, ce qui donnera Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot.

 

Et cette Femme nue allongée réalisée sur des morceaux de papiers peints à motifs décoratifs et floraux, que l’on ne voit pas dans le film, car supprimée au montage, mais qui est ici exposée, une œuvre très rarement montrée.

 

Comme ce Nain (1969) pétillant de couleur et de malice ou l’Homme au chapeau assis (1972) dont les courbes flottantes invitent à voguer sur des mers toujours plus formées, envoutement du regardeur dans l’hypnose que les yeux du modèle posent sur vous…

Et toujours un très bel objet pour accompagner ces rares instants passés à contempler ces chefs-d’œuvre : le catalogue qui reprend l’intégralité des œuvres en miroir d’extraits de textes écrits par Pierre Daix ou René Char, émouvantes lectures qui soulignent l’incroyable foisonnement créatif et le génie de cet artiste hors norme…
Gageons que cette exposition, comme les précédentes, sera un succès ; d’ailleurs les chiffres parlent d’eux-mêmes : +9 millions de visiteurs ont foulé l’entrée de la fondation depuis sa création, ce qui représente une moyenne de plus de 700 personnes par jour. Il n’y a pas de hasard… 

François Xavier

Jean-Louis Prat (sous la direction de), Picasso – L’œuvre ultime, Fondation Pierre Gianadda, juin 2016, 276 p.- 37.- €

 

Musée de la Fondation Gianadda – Martigny
Rue du Forum 59, 1920 Martigny / Suisse
Du 18 juin - 20 novembre 2016
Tous les jours de 9 h à 19 h

 

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