Etapes dans sa carrière,
reflets de sa vie intérieure, les autoportraits sont nombreux dans cette rétrospective,
la première et la plus large depuis plus de trente ans consacrée à cet artiste,
resté aux yeux de beaucoup comme en retrait des grands maîtres de son siècle. Sans
doute, pour reprendre les mots de Zola, sont-ils passés trop vite devant ses
tableaux ! L’écrivain en effet notait: « Les toiles de M. Fantin-Latour
ne sautent pas aux yeux, n’accrochent pas au passage. Il faut les regarder
longtemps, les pénétrer et leur conscience, leur vérité simple vous prennent
tout entier et vous retiennent ». Le parcours qui est proposé permet de
suivre les cheminements de la pensée et les élans de la main de l’auteur des
célèbres portraits de groupe qui donnent un visage à des hommes éminents de son
temps, notamment Baudelaire, Manet, Bazille, Chabrier, Rimbaud, Verlaine,
d’Indy. Les pages du catalogue qui accompagne cette exposition offrent, au même
titre que le sobre accrochage, tout loisir pour les « regarder
longtemps ».
Pour comprendre et apprécier
Fantin-Latour, lecteurs et visiteurs ont à leur disposition des portraits, des
bouquets, des photos, des compositions d’imagination, des dessins, des
lithographies. Le choix des œuvres est ample, solide, il ouvre à la fois sur une
proximité avec elles et favorise le recul qui autorise jugements et
comparaisons. A chacun de s’arrêter devant ce qui l’attire pour en saisir la séduction,
au-delà de ce qui paraît d’emblée redit, repris, refait voire répété. Les portraits
comme les bouquets obéissent à une concentration qui les construit patiemment et
non à une application gênée qui serait lente, timide, enlevant la subtilité de
l’esprit et l’énergie du geste. Fantin-Latour à la fois ose et respecte. « Cet
attrait pour le réalisme et cette fidélité à la nature ne se conçoivent chez
lui que dans une synthèse entre l’artificiel et le réel » souligne Xavier
Rey. Dépassant l’académique, éloigné de l’impressionnisme, en marche sans l’atteindre
vraiment vers le symbolisme, s’il est en quelque sorte un trait d’union entre
eux, il s’échappe de ces mouvements afin de donner libre cours à son sens
créatif, « libre jeu au coloriste qui tressaillait en lui »*.
Son éloquence contenue suscite une atmosphère, petite et dense dans les natures
mortes, large et presque grave dans les portraits, produisant toujours, grâce
aux harmonies de tons pris dans une palette resserrée, une manière d’intimité. Devant
certains arrangements floraux, on pense à Chardin dont il a la touche parfois rugueuse,
selon le mot qu’employait Diderot. Plis des nappes, fruits agencés avec
délicatesse, lames des couteaux posés juste au bord des tables, tasses aux
reflets discrets mais lumineux, sans devenir méticuleuse, l’observation de
l’inanimé va aussi loin que possible dans la vérité et garde l’impalpable frémissement
de la nature dépassée. Les Pieds-d’alouette,
la Nature morte à l’aubépine et bol
japonais, la Branche de lys sont
des merveilles de sensibilité et des secrets de fleurs mis à jour. Derrière la
sagesse des bouquets, se perçoit une poésie en émoi, celle de l’heure qui fige
son propre écoulement. Il aurait peint au moins 700 tableaux dans cette veine. C’est
auprès des amateurs anglais qu’ils auront le plus vif succès.
Une quinzaine d’autoportraits
sont donc présentés, de quoi lire comme dans un journal écrit au quotidien les
pages de l’existence de Fantin-Latour. A l’instar de Rembrandt, c’est à travers
son regard, son port de tête, ses habits, sa chevelure et sa barbe que le temps
n’épargne pas de ses griffes qu’il faut analyser l’homme. « Narcissisme,
introspection, confidence intime ? ». La virtuosité des jeux
d’éclairage accuse les traits du caractère « inflexible » *,
ardent, ambitieux de Fantin-Latour, révélant « la sensibilité intranquille
d’un artiste…en proie à une oscillation entre doutes excessifs et haute idée de
son métier ».
Fantin-Latour use de
formules simples mais il a le don de les orner et de les renouveler. Elles se découvrent
lentement de l’une à l’autre de ces toiles aux fonds neutres, dominées par des
accords entre les noirs, les bruns, les gris et le blanc qui dégagent les
contrastes. Le Portrait d’Edwin et Ruth
Elizabeth Edwards (huile sur toile de 1875) réunit à cet égard tous les
éléments que salue la critique d’alors. Il y a là une perfection résolue dans
la maîtrise des regards, l’intensité contrôlée du pinceau rendant l’acuité des
visages, la sobriété des attitudes, la qualité des vêtements, la délicatesse de
la lumière. Tableau silencieux, moment d’intériorité, l’affleurement des
sentiments tempère ce qui serait trop réaliste et fait que la vie de ce couple
austère est toute entière exposée là. Comme dans d’autres tableaux, on n’est
renvoyé aux atmosphères sérieuses des notables, des marchands et des médecins
de l’Age d’Or hollandais, à « une sorte de jansénisme de la
couleur », avait noté avec finesse Gustave Kahn.
Les leçons de son père
quand il a 10 ans, les copies au Louvre, l’amitié de Manet, Whistler, Renoir,
les rencontres avec Monet et Bazille, Fantin-Latour gagne en notoriété. En
avril 1874, il refuse de participer à la première exposition des
Impressionnistes. En revanche, il est à Bruxelles en 1885 pour une exposition
des XX. Il a été au festival de Bayreuth, la musique de Wagner l’emporte. Les
témoignages de ses amis et des contemporains qui l’ont connu convergent dans
les éloges. « L’artiste est un savant dans son art ; il a passé des années
à étudier les maîtres, il connaît sa palette comme personne au monde et cette
science ne l’empêche pas d’être respectueux devant la nature, de la consulter
toujours et de lui obéir. Chacune de ses toiles est un acte de conscience »,
écrit Zola dans Le naturalisme au Salon
(1880) au sujet de Fantin-Latour dont il ne méconnaît pas cependant les
faiblesses qui apparaissent évidentes ici et là dans son œuvre. Pour Manet, il
est « le peintre des peintres » qui de plus, selon ses mots, ne
l’étonne pas mais le ravit. Sous la plume de Joris-Karl Huysmans, l’homme n’est
pas « un modiste ou un peintre d’accessoires, c’est un grand peintre qui serre
et qui rend la vie »! Cet ouvrage autant que les tableaux réunis au musée
du Luxembourg en apportent la preuve manifeste et invitent à cette « fête
glorieuse » évoquée à l’entrée de l’exposition par le critique Léon Roger-Milès.
Dominique
Vergnon
* Henry Marcel, directeur des Musées
nationaux de 1913 à 1919
Collectif, sous la
direction de Laure Dalon, Xavier Rey et Guy Tosatto, Fantin-Latour, à fleur de peau, éditions de la Réunion des musées
nationaux - Grand Palais, 256 pages, 240 illustrations, 22,5x26 cm, septembre
2016, 35 euros.
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