« Ce sont des mots
tout cela, comparaison n’est pas raison, je le sais » écrivait Flaubert dans
une correspondance datée du 27 mars 1853. Comparer n’est pas confronter mais la
confrontation permet souvent de trouver des raisons justes aux comparaisons!
C’est l’habile pari lancé par cette exposition qui, dans sa portée, sort assurément
des cadres ordinaires. Elle est d’autant plus intéressante que la triple réunion
qui est proposée ne va pas a priori de soi. Trois peintres à peu près
contemporains, à cheval sur deux siècles, appréciant les voyages offerts
désormais par la modernité et les progrès en marche, appartenant à trois pays
différents et qui plus est ne se sont jamais rencontrés, sont conviés à un
rendez-vous de haute esthétique. Si ces trois maîtres relèvent de mouvements
différents, encore que leurs frontières soient fragiles et que les influences
se croisent, ils se retrouvent sur un point fondamental, la représentation du
monde extérieur quand elle passe par la nature. Mais en allant au-delà de la
simple retransmission et de l’imitation pure. Le motif devient dès lors l’unique
élément de base de ce nouveau discours, débarrassé « des habitudes
désuètes que l’on continue à enseigner dans les académies ». Claude Monet
le Français, l’impressionniste le plus célèbre, est né en 1840 et mort en 1926.
Ferdinand Hodler le Suisse, qui serait à la fois postimpressionniste et
symboliste, mais est passé par le divisionnisme et se rapproche aussi de
l’expressionnisme, voire de l’abstraction à la fin de sa vie, est né en 1853 et
mort en 1918. Edvard Munch le Norvégien, à la jonction du symbolisme et de
l’expressionisme, est né en 1863 et mort en 1944. Les classer de façon trop
tranchée semble aussi difficile que présomptueux. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit
ici sinon d’explorer comment ils se sont confrontés au réel et se sont appropriés
l’espace.
Transgressant les
classements, les tableaux mettent en évidence les liens qui les renvoient l’un
à l’autre, dans une sorte de dialectique esthétique qui se confirme au fil du
parcours et des pages qui le commentent avec beaucoup de pertinence et d’originalité.
Comment représenter ce monde visible sur la toile, c’est-à-dire comment
traduire les effets de cette nature sans cesse observée, sans cesse évadée? Tous
les trois sont devant une maîtresse ombrageuse, exigeante, pour ainsi dire inaccessible.
Elle les séduit à égalité, elle devient un dénominateur commun à leurs
recherches, elle cède à leurs appels en se refusant à leurs avances. Elle se
donne dans ce qu’elle a de plus évident, ils en prennent la vérité ou ce qui en
est proche. Picasso disait que « L’art est un mensonge qui nous permet
d’approcher la vérité ».
Ces trois peintres
partagent en tous cas ce qui est ici une qualité, l’obstination. Devant
l’épreuve de ce qui est le plus ardu, le face à face avec le motif, ils ne
cèdent pas à la facilité. Monet le dit quand il note qu’il reprend
« encore des choses impossibles à faire ». Chacun à sa manière
s’obstine. L’obsession n’est pas loin. « C’est admirable à voir, mais
c’est à rendre fou de vouloir faire ça » écrit encore Monet. Il s’agit de
l’eau. Comment exprimer cette transparence ? L’auteur rappelle l’extrême
difficulté du sujet: « Peindre l’eau…peindre ses mouvements dans l’infinie
variété de leur ampleur, de leur rythme et de leur vitesse… peindre ses
réactions à la lumière, dans l’infinie variété de l’intensité, de la couleur et
de la diffusion de celle-ci…selon les heures et les saisons ». Chacun à sa
manière s’affronte à elle. Hodler exécute en 1882 une huile sur carton, Ruisseau de montagne. Il fait ressentir la
fraîcheur, entendre la rumeur, voir le courant. Munch pour sa part s’attaque
aux vagues, à l’écume qui les frange, aux rouleaux qui avancent et grondent.
Quant à Monet, c’est autour de la barque qu’il signifie en filaments verts,
rosés, bleutés, violets, les ondoiements de l’onde le long de la coque.
Et la neige ! Pire
encore sans doute, car rien n’est totalement blanc dans cet élément fragile et
également perpétuellement changeant. Tant de teintes que l’œil voit et que le
tableau doit traduire. Depuis Bruegel l’Ancien jusqu’à Courbet, nombreux sont
les peintres qui se sont mesurés à elle. Chacun des trois artistes adopte ses
solutions. Contradictoires ? A bien y regarder, elles se rejoignent dans
l’éclat, l’impalpable, l’impression de froid et de silence. Le contexte importe
peu. L’important est de montrer la neige, présence vivante. Il faut teinter,
saupoudrer, rafraîchir le blanc, avec de l’ocre, du brun, du rose, donner comme
venu du dedans ces notions d’effacement des contours, cette « abolition du
visible ». Monet en Norvège en 1895 peint des paysages où les maisons
rouges font vibrer la neige. Hodler en 1908 la fait étinceler au sommet des
pics alpins. Munch en 1906 la fait tomber en flocons légers sur l’avenue. Devant
leurs œuvres, on constate combien les interprétations se construisent en
relations étroites avec les caractères, les émotions du moment, « les
affects psychiques ».
Devant le motif,
« la question de la lumière est décisive et donc angoissante » estime
l’auteur de ce catalogue qui guide utilement la visite. Alors que Monet et
Hodler triomphent dans la traduction visuelle de ses métamorphoses et composent
des effets chromatiques saisissants (Clair
de lune, Eiger, Mönch et Jungfrau,
Hodler, vers 1909) et apaisants (La Plage
à Pourville,soleil couchant,
Monet, 1882) ils reculent cependant un peu devant l’obscurité quand celle-ci grandit.
Munch à l’inverse regarde les astres en direct, si l’on peut dire. Expérience
redoutable, épreuve physique dont ses tableaux rendent compte (Le Soleil, 1910-1912).
Dans ce lieu privilégié
de l’impressionnisme, chaque tableau est un moment d’admiration car l’eau, la
neige, la lumière, en chacun, sont présents dans l’étendue de leurs puissances
et la subtilité de leurs nuances. On est
convaincu de leurs proximités, car par des formules opposées, ils se
rejoignent sur l’essentiel. Professeur, critique et historien de l’art,
Philippe Dagen parvient à faire se rencontrer autour de quelques thèmes majeurs
trois maîtres qui semblent s’opposer. En fait, il démontre, œuvre après œuvre, qu’ils
se recoupent à un double titre, sur la difficile expérience du réel, sur leurs
sublimes approches de ce même réel. Choix osé certes mais le pari tient ses
promesses. Exercice passionnant, le lecteur comme le visiteur est invité à son
tour à chercher les parentés possibles, les affinités sûres, les divergences
évidentes.
Dominique
Vergnon
Philippe Dagen, Hodler, Monet, Munch, peindre l’impossible,
éditions Hazan-musée Marmottan Monet, 176 pages, 90 illustrations, 22,2x28,5
cm, septembre 2016, 29 euros.
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