Asinus asinum fricat !

Il est bien loin et révolu le temps où, de retour de l'école, l'enfant Fiorio fut effrayé par l'improbable étrange rencontre, nez à nez presque, avec un couple de masques débouchant tout à coup d'un vague chemin de terre à la nuit tombante !
Panique immédiate à bord au beau milieu de nulle part assortie d'une fièvre subite, instantanée même, qui, au pas de course et encore plus vite que ça, le conduit alors directement au lit ; y grelotant, groggy !
Ceci dit – et sans aucun doute à cause de cela : pour lui, en fait, initial rite de passage, pardi ! –, carnaval est bel et bien peu à peu devenu un thème récurrent au travers duquel le peintre exprime l'une des facettes majeures – peut-être bien d'entre toutes la plus singulière – de sa personnalité hors norme.

Jusqu'à ce que par la suite, et pendant plus de dix ans à la file, je participe activement au carnaval de Taninges, en Haute-Savoie, où nous habitions alors, je suis resté longtemps sans pouvoir me douter une seule seconde de la place que tiendrait un jour carnaval dans ma vie et, ô combien, dans ma peinture ; aujourd'hui, cela me fait rire quand j'y pense !

Et Claude-Henri Rocquet de remarquer, en herméneute : Chez Fiorio, même les carnavals sont silencieux (sauf, à l'occasion, pour un bal masqué, un rigodon, une petite musique d'estrade, trompette, caisse, accordéon, une chanteuse avec sa partition, sous une lanterne de papier). Ce carnaval, ces masques, est un miroir qui reflète les visages, les apparences, les démasque, énonce la vérité par la grimace et le déguisement. Un miroir moral, métaphorique. Mais nombreux sont les miroirs réels, dont son œuvre.

Puis de poursuivre, au même niveau sur le même ton : La nature se déguise et se métamorphose. Je ne pense pas seulement aux caméléons et aux phasmes, aux larves, aux papillons portant sur le dos les yeux d'un rapace, aux fleurs carnivores, aux poissons qui dans les mers prennent l'aspect des roches, et à tant d'autres leurres et simulacres du vivant, tant d'entrelacs entre les règnes, mais au déguisement plus discret, et plus embarrassant qu'utile pour lui, du cerf : ses bois, sa ramure. Fiorio y pensait-il lorsque dans l'un de ses Carnaval en forêt il montre parmi les arbres, et presque au milieu de la fête, un homme déguisé en cerf, à moins que ce ne soit un cerf surpris de s'humaniser, par on ne sait quel sortilège ou caprice de la nature ? Midsummer-Night's dream.

Carnaval philosophique, si nous voyons que la vérité de sa tromperie est de nous montrer l'illusion ordinaire de notre existence. Le masque, pour le philosophe, ou l'artiste, le sage, est un moyen d'aller au vrai, de se dépouiller, de même que l'ombre est la preuve de la lumière. Le théâtre, l'art du théâtre, et tout ce qui lui est analogue, est la quintessence et l'absolu du carnaval.

Cette peur des masques, Serge enfant l'éprouva, très vive. C'était encore le temps des carnavals au village. Est-ce pour cela qu'il peignit souvent la fête ambiguë ? Elle est devenue chez lui farce et comédie, fable, avec sa morale rigolarde. Ses carnavals sont à regarder de près, et presque à la loupe. Un jeune homme, chapeauté, grimpe comme à califourchon à un arbre, laisse pendre devant le nez d'un dévot personnage, d'un moine, un poisson rouge au bout d'un fil, poisson d'avril, et quelqu'un, quelqu'un qu'on ne voit pas, caché tout entier derrière un autre arbre, tend au moine un jambon : Carnaval, Carême, Carnaval versus Carême, comme chez Breughel ou Rabelais.
Quelqu'un jette des anneaux comme à la foire et les anneaux encerclent dans la foule le nez en l'air d'un marquis, la queue dressée d'un chien, comme une auréole, comme une couronne.
Encerclé, c'est gagné ! À tous les coups l'on gagne ! Qu'a-t-il gagné, pêcheur de lune, avec ses ronds dans l'eau ? Pas même une bouteille de piquette, une poupée de taffetas, une fleur à la boutonnière. Il jette l'un après l'autre ses anneaux comme on effeuille la marguerite et comme on perd ses jours au fil du temps. Il lance ses anneaux sur ses comparses comme on crache du haut d'un pont dans la rivière. Un monsieur à chapeau haut de forme et moustaches, queue-de-pie lui battant les supports-chaussettes, portant un caleçon rose : pas sûr qu'il en soit déguisé ; aujourd'hui on le voit. des rois mages, semble-t-il, vont manquer le jour de l’Épiphanie ; à moins que sur le chemin du retour un cortège carnavalesque les enveloppe et les égare, sans voir qu'ils ne sont pas travestis mais exotiques comme des fakirs. Un masque bifront dit janvier. un chien s'est déguisé, un peu ; c'est peut-être le barbet de Faust et Méphisto. Un tronc d'arbre s'est déguisé en bonhomme de neige, écharpe autour du cou, et tend une tulipe à qui la voudra, comme on propose au passant le premier mai un brin de muguet, pour annoncer et saluer le printemps qui ne va pas tarder, pas tarder à le faire fondre, pauvre bonhomme à l'écharpe verte. On ne sait pas bien si les visages de ces gens sont masqués ou si leur visage est un masque.
Quelqu'un a pour
visagère, comme on dit à Taninges et en Haute-Savoie, son chapeau, deux trous pour les yeux, un pour la bouche, qui lui descend jusqu'aux épaules, l'encagoule. Cet autre, qui tient une torche allumée, on ne saurait dire si c'est un homme qui s'est changé en arbre, si l'écorce est une robe ; ou l'inverse : c'est entre chien et loup, chien et loup-garou. Est-ce un chien, qui pisse, levant la patte sur le tronc d'un arbre, à demi caché, ou un loup, apprivoisé, est-ce un chien-loup ? Il aurait pu, ce canidé, se déguiser en Petit chaperon rouge ou en mère-grand, en galette.

Le monde entier est une mascarade. Charlot se mêle au cortège, à la cohue (mais il se peut que je mélange deux ou trois Carnaval ou que le petit bonhomme à la badine, aux grands croquenots, à la canne et à la moustache, au melon noir, passe d'une toile à l'autre, badin, badaud, se glissant inaperçu, parfois déguisé en autre que lui-même, en saltimbanque local ; Charlot, ou quelqu'un qui fait le Charlot.

Notre vie est un théâtre, une comédie, dont nous sommes tous les figurants et tous les personnages, le décor. La mascarade, la fête des faux-semblants et des méprises, si l'on veut en saisir le sens, dit, comme Pascal, que l'homme n'est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Et le premier trompeur de chacun est lui-même. Hélas ! mon cœur est tout un carnaval.

André Lombard

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