Entretien avec Percy Kemp pour la sortie de son roman "Le Grand Jeu"

 

Un entretien, c’est d’abord une ambiance, une musique et une lumière particulière qui éclairent les mots. J’ai choisi celles décrites dans le Grand jeu de Percy Kemp, à paraître au Seuil cette semaine.

 

Pour ce roman, oubliez ma vision de la fin de la civilisation, les chasseurs et les bombardiers qui passent dans le ciel, qui font trembler les murs, boucher les oreilles et résonner les cages thoraciques. Il n’y pas de foules de réfugiés fuyant le front, encombrant les autoroutes.

La scène se déroulerait plutôt à Canton, sur une île artificielle d’une ligue de commerce, monopole du sel pour la région, milliers de bâtisses sur pilotis séparées du continent par un pont de bambous protégé par des mercenaires chinois, tatoués de dragons et armés jusqu’aux dents. Nous serions assis à la table d’un bar sans nom dans une rue étroite, encombrée d’étals de nourritures à faire pâlir d’envie un réfugié écossais, masse bruyante et affairée autour de nous, cris et rires, mais aussi chuchotements dans l’ombre d’un brouillard soufré et permanent.

Kemp porterait un costume crème, le panama et la cravate de couleur. Je regarderais avec une moue prudente le verre de Berry’s Crusted Port – bottled in 2000 - qu’il viendrait de me servir avec application et je surveillerais d’un œil inquiet le groupe d’enfants sans ethnies particulières, mais aux mêmes hayons, assis non loin sur le sol de planches, leurs regards concentrés sur la montre gousset attachée à son gilet.

Un pickpocket anonyme, juste la vision d’une petite main rapide et d’une bousculade légère, m’aurait volé mon passeport dans un monde où Kemp nous explique qu’il ne sert plus à rien. J’y tenais « comme un vieux Français » m’aurait-t-il expliqué quand il serait venu me chercher sur les quais, avant de me proposer un sauf-conduit commercial australien ou un laisser-passer diplomatique d’une multiséculaire congrégation vaticane, seuls documents respectés par l’anarchie généralisée.

 

(J’ai ouvert un petit carnet, il n’y a plus d’enregistreur ni d’outil informatique portable).

Bonjour Percy. Vous êtes reconnu dans votre génération comme l’un des maîtres de la littérature d’espionnage, cofondateur de l’énigmatique Cercle Caron, auteur d’une poignée de références dans le genre, après des romans et des essais littéraires primés : pensez-vous avoir raté votre carrière littéraire, ou pensez-vous que seule la littérature d’espionnage peut raconter le monde ?

 

Percy Kemp (Il a installé une longue cigarette sur un support en ivoire. Son odeur fait se retourner un monde dans lequel ce plaisir réveille la mémoire d’un luxe oublié.)

Quitte à vous décevoir, je récuserais d’emblée cette appellation de « maître » du genre, hyperbole de maison d’édition faisant l’article, et de journalistes exagérant l’importance de l’écrivain qu’ils interviewent afin de grandir leur propre propos. Un vieux proverbe chinois ne dit-il pas que, dès lors qu’on élève une statue à quelqu’un, c’est à sa propre gloire qu’on l’érige ?

Je ne crois pas plus à ces distinctions qu’on fait entre un auteur littéraire, un auteur de romans policiers, un auteur de science-fiction et un auteur de romans d’aventure. John le Carré, qui écrit des romans où il est surtout question d’espions, n’en demeure pas moins l’un des plus grands écrivains britanniques contemporains. Tous genres confondus. Et que dire de Sophocle ? Son Œdipe Roi est une véritable enquête policière. Ca ne fait pas pour autant de lui un auteur de pièces policières.

En vérité tous ces étiquetages sont affaire de marketing, de rayonnage de librairie, d’algorithmes, de moteurs de recherche et de gestion de foires du livre et de festivals littéraires. Reflétant la division et l’extrême spécialisation qui caractérisent la société, qui en a besoin pour fonctionner, ils n’engagent pas pour autant l’écrivain. 

 

J’ai certes écrit des romans tournant autour des services de renseignement.[1] Pourtant, dans mes autres romans, dits littéraires,[2] le personnage principal n’en est pas moins aussi un homme (et pour au moins un de mes romans une femme) de renseignement. C’est dire que, plus que l’espionnage, c’est la figure même de l’espion qui m’intéresse, en cela qu’elle fait pendant à celle de l’écrivain, qui se retrouve du coup projeté dans son propre roman.

 

Entendons-nous. Il ne s’agit pas là de romans autobiographiques,  l’écrivain y parlant de lui-même de manière soit romancée soit fantasmée. Il s’agit plutôt là de souligner la similitude entre la figure du romancier et celle de l’espion, tous deux froids observateurs, tous deux fieffés voleurs, et tous deux formidables raconteurs. N’est-ce pas à de l’espionnage que se livrait un Somerset Maugham, un Marcel Proust ou un Graham Greene quand, entrant dans l’intimité de ses hôtes, il dérobait leurs petits secrets avant d’aller les étaler sur la place publique (publique, comme dans publier) ?               

 

Patrick de Friberg

Le monde apocalyptique que vous décrivez dans le Grand jeu est débarrassé des conflits religieux contemporains, enfermé dans les razzias et la piraterie. L’Europe semble avoir disparu de la géopolitique et les castes riches anglo-saxonnes dominent le monde. Pourtant, l’Histoire ne s’arrête pas, à l’inverse de votre « l’objectif était de sauver la planète au prix du sacrifice de l’humanité ». Est-ce votre vision pessimiste ou optimiste du futur ?

 

Percy Kemp

Si, penser qu’un monde où les hommes ne se battraient plus pour des idées, éculées, des mots, dépréciés, des drapeaux, déshonorés, et des credo entonnés en toute insincérité, mais où ils ne voleraient plus que pour manger et ne tueraient plus que pour ne point être tués, c’est faire preuve d’optimisme, alors oui, j’avoue qu’il m’arrive d’avoir une vision optimiste de l’avenir. Comme il m’arrive d’en avoir une vision pessimiste et, tel ce noble perse s’exprimant à la veille de la bataille de Platées, vouloir m’écrier : « La pire douleur qui soit au monde est d’y voir clair sans pouvoir rien y faire. »  Mais lorsque j’écris je laisse tout optimisme et tout pessimisme de côté. En me projetant dans « l’après » optimisme comme pessimisme m’empêcheraient en effet de prendre acte du présent afin de pouvoir l’observer et le décrire hors de tout désir ou préjugé.  

 

Patrick de Friberg

Harry Boone, votre héros récurrent, passe trois jours à se saouler, enfermé dans une chambre, alors que l’avenir du monde se joue entre les mains d’un petit garçon. La scène est-elle le fruit du vécu d’un maître-espion de votre entourage ?

 

Percy Kemp

Pas un, mais tous les maîtres espions que j’ai pu croiser. Tout comme le joueur qui, ayant placé sa mise, verrait, sur la roulette, la petite bille caracoler, eux savent que dès lors qu’ils auraient envoyé leur agent sur le terrain, les jeux sont faits et rien ne dépend plus d’eux désormais. Contrairement au coach d’une équipe de football ils n’ont plus loisir de s’agiter le long de la ligne de touche en hurlant des ordres à leur footballeur, encore moins de lui trouver un remplaçant. Il leur faut alors beaucoup de sagesse, beaucoup d’humilité aussi, pour lâcher prise. En attendant que tout se décante certains, comme mon Harry Boone, tuent donc le temps en se noyant dans les vapeurs de l’alcool. D’autres, comme Archie Briggs son patron, cultivent leur jardin. Question de tempérament. Tous sans exception doivent néanmoins se faire à l’idée que, le temps de l’opération, ils dépendent entièrement de leur agent.  Belle revanche de l’agent sur son traitant, ne trouvez-vous pas ?

 

Patrick de Friberg

La CIA, les services secrets en général ont disparu de votre futur, remplacés par les Parabolani, les Speculatores, les Arpenteurs et autres rappels aux sectes et à l’administration impériale romaine. Dans ce monde apocalyptique dans lequel se déroule votre roman, les dirigeants devront-ils se référencer aux Classiques pour comprendre comment sortir du chaos ? Dans votre métier de consultant pour le renseignement, vos solides bagages classiques vous aident-ils à expliquer l’Histoire ?

 

Percy Kemp

Jusqu’à l’avènement de notre ère de la transparence, les services de renseignement, même en démocratie, avaient constitué des univers clos. Ce qui explique sans doute une partie de l’attrait que les services secrets auront longtemps exercé sur les cinéastes comme sur les écrivains. Notamment les services secrets du temps de la guerre froide. Car dans un univers clos il est plus aisé de créer une mystique, et de susciter aussi une tension. Je vous rappelle que le deuxième roman de John le Carré, Chandelles noires, se déroule dans un pensionnat anglais, autre monde clos, avec son jargon et ses personnages tous affublés d’un surnom.

Dans mon Système Boone comme dans mon Muezzin de Kit Kat le service secret britannique a pour nom le Club-House, et tout le jargon y est emprunté au golf. Dans Le Mercredi des Cendres le service secret américain s’appelle le Monastère et le jargon y est ecclésiastique et monastique. Que dans mon Grand Jeu les divers services secrets aient aussi des surnoms relevant d’un univers clos n’est donc en rien nouveau. Ce qui est nouveau comme vous l’avez noté c’est que là, les services secrets sont affublés de noms renvoyant à l’Antiquité. Or cela, c’est à Archie Briggs qu’on le doit. Ayant choisi de détruire la civilisation parce qu’il avait désespéré de ce que l’Amérique, à qui l’Angleterre avait passé le relais de sa mission civilisatrice, ait pitoyablement failli à sa mission universelle, ce maître espion anglais s’en était en effet allé puiser ses références dans l’Antiquité. Et si je l’ai laissé faire, c’est pour montrer que, même lorsque, comme lui, on commet un acte révolutionnaire d’une extrême radicalité, dès lors qu’on chercherait ensuite ses repères dans le passé, fut-il très éloigné, et mythifié, on ne peut en vérité rien espérer de créer qui soit réellement neuf.                          

 

Patrick de Friberg

Les cabriolets deux places anglais ont disparu de votre description du monde, remplacés par cette abomination japonaise que vous conduisiez la première fois que nous nous sommes rencontrés. Je n’y ai pas vu de l’humour, mais un profond désespoir de vos gènes britanniques. Pouvez-vous nous rassurer sur votre état d’esprit ?

 

Percy Kemp

Pour Harry Boone, espion frileux rasant les murs et éminemment soucieux de sa tranquillité, un petit cabriolet japonais passe-partout s’imposait. Pour moi le choix d’une voiture japonaise, plutôt qu’anglaise, s’imposait encore plus. Car voyez-vous, quand, à défaut d’un grand prix littéraire, un écrivain aura récolté maints lauriers d’élégance britannique, il peut difficilement en rester là. Il lui faut introduire dans le tableau la petite touche qui ferait basculer l’ensemble : le détail qui ferait douter de l’image ainsi projetée ou perçue et la montrerait pour ce qu’elle est vraiment, à savoir, une image et rien qu’une image.

Mon petit cabriolet japonais sans prétention me sert justement à cela, au même titre, d’ailleurs, que le briquet jetable que je sors pour allumer ma cigarette ovale portée au bout d’un fume-cigarettes (manière de dire que contrairement aux apparences, je ne suis pas Ian Flemming) ou la barbe de deux jours que j’arbore parfois avec un costume trois-pièces et un chapeau melon (manière de dire que contrairement aux apparences, je ne suis pas plus John Steed).

Le détail qui tue, voyez-vous, est aussi le détail qui éveille. Car tout cela, vous l’aurez compris, n’est pas fait pour provoquer mais pour vous amener à douter et de l’image que vous avez de moi et de celle que vous avez de vous-même et que vous projetez vers moi. C’est ma manière de  vous dire que si c’est un dialogue entre images que vous cherchez, eh bien, vous ne m’intéressez point. Que si vous souhaitez sincèrement entrer en relation avec moi, il va nous falloir aller au-delà de l’image.                 

 

J’ai fermé le carnet. D’un doigt paresseux, il a appelé le plus grand des enfants qui, en deux bonds, est à ses côtés, le sourire au coin des yeux. Il a glissé un billet dans sa main crasseuse en lui chuchotant quelques mots à l’oreille. Un dialecte arabe, au milieu de l’Asie. L’autre a souri, sifflé joyeusement et la troupe a disparu dans la foule, absorbée par une nouvelle mission de renseignement.

Kemp, ou Harry Boone, ne bougera pas de la journée à se délecter d’un monde en mouvement éternel, autour de lui, autour de l’Histoire qu’il a juste bousculée d’une phrase dite à l’oreille d’un enfant.

J’ai oublié mon passeport, une relique. Je n’ai pas touché une goutte de son porto en pensant à ma fiole de whisky, peut-être, déjà, la dernière d’une vieille histoire, quand on fumait le cigare dans une Europe en paix.

Dans le monde décrit par Percy Kemp, il n’y a plus d’avions, plus de satellites, et l’atmosphère de la Terre est encombrée par la poussière collante du volcan de Yellowstone qui ne finit pas de digérer l’enfer des hommes pour les plonger dans des ténèbres sans dieux, par la seule volonté d’apprentis-sorciers de ce Grand jeu de dupes qu’il nous a décrit.

Un coup de sirène au loin.

Dans le Grand jeu, je devrais alors prendre le bateau qui me mènerait vers le port de Darwin en Australie, seul coin de la planète en sécurité, après avoir traversé les mers les plus dangereuses, peuplées de royaumes pirates, de la mer de Chine aux Arafuras en passant pas les Célèbes, Maluku et Palawan, et tout ça, bien sûr, non pas pour vous présenter l’ambiance du roman de Percy Kemp qui me saluerait de loin, avant de disparaître, mais pour une simple pige pour le Salon Littéraire.

 

Patrick de Friberg

 

[1]Ndlr : Le Système Boone, Albin Michel, 2002 ;  Le Muezzin de Kit Kat, Albin Michel, 2004 ; Le Mercredi des Cendres, Seuil, 2010 ; Le Grand Jeu, Seuil, 2016.

[2] Ndlr : Musc, Albin Michel, 2000 ; Moore le Maure, Albin Michel, 2001 ; Et le Coucou, dans l’arbre, se rit de l’époux, Albin Michel, 2005 ; Le Vrai Cul du Diable, Le Cherche Midi, 2009.

 
 
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