Nouvelle histoire du Japon

Pierre-François Souyri, spécialiste de l’histoire nippone pour l’université de Genève, s’est lancé dans une aventure bien ardue : conter à son lecteur l’histoire du Japon, des temps préhistoriques à l’ère des mangas et des pachinkos. Quelques millénaires d’une des civilisations les plus lointaines de la nôtre, rien que ça !

Partant de l’époque à laquelle l’arc japonais était relié au continent, Souyri donne des éléments de réponse quant à l’origine du peuplement de l’archipel, avec les différentes voies de passages empruntés depuis le continent, tout en insistant sur les particularités qui s’y développèrent très rapidement (le fait, par exemple, que l’agriculture fit son apparition très tardivement, après même celles de la poterie et horticulture !). 

En bon universitaire, l’auteur s’interroge. Beaucoup. La première partie de l’ouvrage est emprunt de questionnements, sur les faits, bien sûr, mais aussi vis-à-vis de sources comme les antiques chroniques japonaises qu’il faut décrypter. En s’appuyant sur les différentes hypothèses soulevées par des courants d’historiographie variés, Souyri fait une grande peinture des chocs géopolitiques, politiques, culturels… qui agitèrent pendant des siècles un pays en plein processus d’unification. Du coup d’état du jeune Nakano no ôe en 645, qui allait instaurer l’ère Taika avec ses réformes (mise en place d’un calendrier nippon, affirmation de la structure administrative de l’Etat…) qui perdurèrent quasiment jusqu’à l’ère Meiji à la chute des Tokugawa et le rétablissement du pouvoir de l’empereur en 1868, l’historien n’oublie rien de comment et par qui s’est fait le Japon. Au risque de perdre un peu le néophyte. 

Car l’historien ne pourrait prétendre à faire une histoire du Japon exhaustive en ne se penchant que sur les considérations de politique nationale, comme l’apparition du Tennô (empereur), l’organisation progressive de la société avec ses Shoên (domaines privés aristocratiques), ses tsuwamono (partie de la population se spécialisant dans le métier d’armes), l’apparition du sei i tai-shôgun « grand général chargé de la pacification des barbares » en 1192 avec Minamoto no Yorimoto qui allait jeter les bases d’un pouvoir se substituant à celui de l’empereur, les changements d’emplacements de la capitale avec Nara, Kyoto, Kamakura, Edo…. 

A tous ces éléments, qui sont déjà d’une certaine densité, Souyri mêle habilement un examen des relations géopolitiques, avec la Corée et la Chine surtout, deux pays-régions essentielles dans la construction du Japon. En effet, c’est par elles que transite un des éléments fondateurs, le bouddhisme et ses différentes écoles, c’est avec elles que le Japon entretien des relations commerciales et culturelles intenses avant de se refermer sur lui-même au Xe puis au XVIe siècle. Syouri n’oublie évidemment pas non plus d’évoquer les agressions extérieures : les tentatives des Mongols de prendre l’archipel (tentatives bien vaines puisque les flottes furent balayées par le « kamikaze », le vent divin), la pénétration du catholicisme dès lors que les premiers occidentaux mirent pieds au Japon… les Japonais apprirent rapidement qu’il leur fallait se doter d’un système de protection vis-à-vis des puissances étrangères. Que ce soit par les armes, ou en isolant un peu plus le pays du reste du monde !

Cette partie, qui tient bien les deux tiers de l’ouvrage, est essentielle pour comprendre à quelle point le Japon s’est bâti en conformité avec les usages chinois, car ce n’est pas seulement les différentes branches du bouddhisme et le confucianisme qui pénètrent le peuple nippon, c’est aussi tout un système administratif, avec ses cadastres urbains, ses codes, tous rédigés à partir de modèle chinois. Ces pages nous font aussi réaliser que bon nombres d’hommes qui ont fait le Japon étaient des kikajin, des immigrants, des individus bien peu conforme à la « pureté raciale des Japonais » dont se vanterait l’extrême droite au vingtième siècle. Et pourtant ! Le Japon ne s’est jamais débarrassé de particularités folkloriques et idéologiques, comme l’influence du chamanisme, la prépondérance du shintoïsme, l’apparition de « l’idéologie de la souillure » qui place la pureté au-dessus de toute valeur, une insularité décisive…  

La dernière partie, courant sur les XIXe et XXe siècles, est peut être plus familière aux yeux du lecteur et sans doute plus simple à appréhender pour le lecteur français du fait que le Japon se retrouve enfin dans le concerts des nations et que les acteurs de cette histoire ne sont plus uniquement asiatiques. 

Avec l’ère Meiji, c’est une véritable révolution qui saisit le Japon dans son ensemble : avec l’instauration d’un système financier, l’occidentalisation des pratiques, le retour de la consommation de viandes rouges, l’industrialisation fulgurante… c’est le moment du bunmei kaika (accession au savoir ou littéralement « l’ouverture à la civilisation »). C’est aussi le moment où une première tentative — ratée — d’installation de la démocratie se fait sur le sol nippon.  

Car si le Japon fût le premier pays non occidental à se doter d’une constitution, la montée de l’extrême droite se fit insurmontable. Souyri montre bien à quel point les évènements extérieurs se mirent alors à influer sur la politique nationale. La victoire contre les Russes en 1905 n’incita pas les occidentaux — surtout les anglo-saxons — à se montrer plus respectueux avec les Japonais, continuant à leur infliger des traités inégaux et à humilier profondément le digne esprit nippon. Il apparaît clair, dans cet ouvrage qu’il faut éviter les amalgames faciles et les classifications douteuses quant aux régimes politiques qui firent leur apparition à  cette période de l’Histoire : le « fascisme » japonais qui naquît en partie de ces frustrations n’a rien à voir avec les fascismes européens… mais il n’en fût pas moins dommageable. Les Japonais se lancèrent donc, suivant l’exemple occidental, dans un impérialisme à outrance. On le sait. La seconde guerre mondiale nous est devenue suffisamment familière. Mais l’historien met aussi en avant des aspects que l’on connaît moins : comme par exemple le fait que, durant cette longue guerre qui devait mener le pays à la défaite totale, les stratèges étaient divisés entre les partisans de la ligne nord (attaquer l’Union Soviétique, cette calamité communiste) et ceux de la ligne sud (supprimer l’influence occidentale dans les pays d’Asie pour y installer une hégémonie asiatique guidée par le Japon). Et dans cette stratégie du grand écart, les manigances de l’allié nazi n’allaient pas constituer des appuis des plus solides. 

Mais après la défaite militaire arrivent les premiers succès économiques, ainsi que l’avènement de la démocratie, et le Japon devient peu à peu le « géant économique et nain politique » que l’on connaît et qui en fait rêver plus d’un, que ce soit pour des considérations économiques, technologiques, artistiques ou culinaires. Edition très récente, il peut paraître étonnant que cette Nouvelle Histoire du Japon ne s’attarde pas plus dans le détail sur l’après-guerre, traitée avec le même esprit de synthèse que les périodes qui ont précédé. Mais l’auteur prend néanmoins le soin de mettre en avant les défis auxquels doit faire face le Japon à l’heure actuelle, et surtout depuis la grande crise économique de 2008-2009. 

Souyri réussit très bien son entreprise d’auteur historique. Il réussit à la fois sa description et son explication de l’originalité de la civilisation japonaise. Le seul véritable problème est qu’on ne sait pas trop à qui cet ouvrage s’adresse. On regrette un peu que l’historien ne se laisse pas aller à faire des plus longs portraits de personnages forts comme un Nobunaga, un Hideyoshi, voire qu’il ne s’attarde pas plus longtemps sur le « shôgun aux yeux bleus », le général Mac Arthur qui comprit bien l’intérêt de relever le Japon après la seconde guerre. Le voyageur occidental au Japon se tournera plus volontiers vers les Chroniques Japonaises de Bouvier, l’étudiant spécialisé en histoire japonaise trouverait l’ouvrage trop généraliste, avec des cartes rangées en fin d’ouvrages et non incluses dans les passages concernés, avec un index bien maigre… Non, sans doute l’ouvrage de Souyri s’adresse-t-il aux étudiants qui suivent un cours d’histoire générale du Japon, et aux lecteurs déjà enclins à se pencher de manière scientifique sur ce pays et qui n’ont pas peur de se heurter à chaque ligne à la rigueur universitaire. 

Mais peu importe, malgré la relative austérité de la science historique qui tend à déconstruire les mythes pour mieux comprendre l’humanité, cette Nouvelle Histoire du Japon peut tout de même faire rêver, comme Marco Polo avait fait rêvé tout le monde avec son Cipango aux maisons couvertes de tuiles d’or et qu’il n’aura jamais vu.  

 
Matthieu Buge 

Pierre-François Souyri, Nouvelle Histoire du Japon, Perrin & Japan Foundation, septembre 2010, 627 pages, 26 €

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1 commentaire

je viens tout juste d'acheter ce livre 

et donc merci pour ce compte rendu