Des témoignages instructifs, mais lacunaires : « Les Chuchoteurs » d’Orlando Figes

Cet ouvrage, d’un intérêt documentaire considérable, est essentiellement basé sur les témoignages de gens qui ont vécu sous le régime soviétique (pas uniquement du temps de Staline), et dont les histoires personnelles reflètent, chacune à sa façon, l’horreur de la réalité totalitaire. Du temps de la guerre civile aux années brejnéviennes, en passant par la Grande Terreur, la Seconde guerre mondiale et le « dégel » sous Khrouchtchev, les destinées de ces individus donnent au lecteur une idée très concrète de la peur omniprésente, de la délation généralisée, et des souffrances physiques et morales qui pouvaient échoir à n’importe qui, en vertu d’une politique qui voulait que nombre de bourreaux de la veille partagent le sort de leurs victimes le lendemain, au Goulag, face au peloton d’exécution ou en se retrouvant réduits à telle forme de mort lente. Chacun étant conscient de ce qu’il risque, la paranoïa collective (relevant du bon sens, dans ces circonstances) et l’ignominie sans limites (en vertu du souci de sauver sa peau) deviennent le mode « normal » de fonctionnement, valable pour des millions d’individus.

 

L’un des aspects les plus instructifs de l’ouvrage, c’est de montrer, à travers des cas concrets, comment ce genre d’expériences déforment non seulement le psychisme de ceux qui ont réussi à y survivre, mais aussi celui de leurs ascendants et descendants, sur plusieurs générations. L’horreur qui se dégage des témoignages (indépendamment du point de vue apaisé, voire optimiste de certains témoins) est proprement inqualifiable : il faut les lire pour en prendre la mesure, et pour comprendre ce qu’était le régime soviétique, un système totalitaire pire que tout autre dans ses effets réels, ne serait-ce que du fait de s’être maintenu sur plus d’un demi-siècle.

Malheureusement, si l’on sait gré à Orlando Figes d’avoir recueilli ces témoignages, et d’en avoir tiré un récit bouleversant, l’analyse qu’il fait de l’histoire soviétique laisse fort à désirer, tout comme ses compétences en culture russe. La seule manière dont il a sélectionné ses sujets privilégiés révèle un manque de discernement patent : prétendant traiter de « la vie intérieure de familles et d’individus ordinaires », il réserve en fait une trop large part aux témoignages d’apparatchiks et de leurs descendants ; de façon significative, il ne suit de près aucun dissident, ayant élu pour fil rouge et pour figure principale du livre celui que Soljenitsyne résumait à juste titre en ces termes : « Constantin Simonov, aux cent visages – à la fois noble libéral persécuté et conservateur respecté qui avait ses entrées partout », autrement dit, le patron des lettres soviétiques sous Staline, qui sut très opportunément « se repentir » par la suite. Si Figes le traite avec une indulgence très prononcée, il néglige presque totalement l’importance et l’influence occulte (passant par les poèmes appris par cœur et le samizdat) de tous les écrivains dignes de ce nom, qui ont maintenu, vivants ou morts, la notion d’une vie intellectuelle insoumise à l’époque soviétique. Dans le même ordre d’erreurs de jugement flagrantes, son analyse des choix politiques de Staline part de présupposés qui seraient idoines pour un régime démocratique, et tombe fatalement dans l’incohérence : ainsi, Figes explique la Grande Terreur par le souci qu’aurait eu Staline de préparer le pays pour la guerre, avant de constater, quelques dizaines de pages plus loin, que l’URSS n’y était aucunement préparée.


Ce genre d’incohérences abondent dans le texte, nous obligeant à renvoyer le lecteur à l’ouvrage irremplaçable de Stéphane Courtois, Communisme et totalitarisme (éd. Perrin), qui offre tout ce qui manque au livre d’Orlando Figes, et en premier lieu, une explication claire et adéquate du fonctionnement du système soviétique.


André Donte

        

Orlando Figes, Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, coll. Folio, Éditions Gallimard, février 2014, tomes 1 et 2, 592 et 608 pages, 10 euros le tome

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