Petiot, le « voyageur qui emporte ses bagages »

Claude Quétel est un érudit de la face obscure de nos sociétés. Quand l’on rencontre (régulièrement…) le nom de cet historien et directeur de recherche au CNRS sur les tables des librairies, c’est sur la couverture d’une Histoire de la folie où il ose prendre le contrepied de la liturgie foucalcienne, ou d’une originale Histoire des murs, fresque peinte à même la muraille des cloisonnements privés, publics, mentaux et idéologiques, intimes ou exhibés.


Les murs, la folie… Il y a de ces deux composantes dans l’existence de l’énigmatique et glaçant Docteur Petiot. D’un côté, le lecteur bute contre les parois d’une pièce à trois côtés, à l’exemple de celle qui jouxtait son « cabinet » médical, et qui devint, au moment où éclata l’affaire Petiot, le triangle des Bermudes fantasmatique d’une France encore sonnée par les ravages de la guerre. À quelles atroces tortures, à l’observation de quelles agonies lentes était donc voué ce réduit ? De l’autre, il y a une, voire des pathologies, à propos desquelles le spécialiste contemporain a du mal à confirmer le diagnostic établi par ses prédécesseurs : les écoles psychiatriques, les méthodes d’investigation, la façon de questionner, les conditions d’exercice de la discipline, tous ces paramètres ont changé depuis 1920. Alors, allez prétendre découvrir les secrets d’un décapité vieux d’un siècle, enseveli dans la fosse commune en compagnie des pires assassins, en ne vous basant que sur les rapports jaunis de quelque expert de province…


Car l’affaire Petiot, si elle éclate à Paris et y défraye la chronique, trouve ses racines ailleurs. Le premier mérite de l’enquête menée par Quétel est de nous restituer l’homme dans sa densité, mais davantage encore dans sa durée. Petiot ne naît en effet pas à la une de la presse, en mars 1946, mais bien le 17 janvier 1897, à Auxerre. Avant d’être le visage du crime posant nonchalamment face aux photographes, avant de devenir un chauleur de cadavres, Petiot fut un enfant renfermé et caractériel, un adolescent anaphrodite et pilleur de boîtes aux lettres, un soldat blessé enfin qui sort de convalescence en avril 1918 atteint de « neurasthénie, dégénérescence mentale, dépression mélancolique, obsession et phobies ».


La lourdeur du cas Petiot ne l’empêchera pas de devenir docteur ni même, pendant quelques années, maire de Villeneuve-sur-Yonne ! Mais le respectable médicastre est doublé d’un authentique dealer en blouse blanche, qui fournit des substances à maints administrés dépendants ; mais l’officialité est un kleptomane invétéré, qui ici détourne des pneus, là chipe des bidons d’huile. Dans les années 20, seul son statut de bourgeois établi lui permet d’échapper au soupçon de larcin, quand ce n’est de meurtre : alors que tous les éléments le désignaient coupable, il sera ainsi le seul à ne pas être soumis, eu égard à sa fonction, au test d’empreintes digitales après l’assassinat d’une femme de la région. Affaire classée.


Puis viennent les années parisiennes, mieux connues du grand public. Vraiment ? Quétel démonte une à une les légendes qui ont circulé sur le compte de Petiot, quant à ses mœurs, ses originalités, l’exponentialité de ses victimes, etc. La réalité à laquelle il aboutit n’en est pas moins effrayante.


Petiot s’avère un homme médiocre qui, par compulsion de la possession, exploite à son profit l’horreur systémique d’une époque. Quand il n’est pas chez Drouot à chiner ou dans ses maisons à entasser des bibelots de valeur, il spolie le bien d’autrui, surtout de cette population à qui on ne peut reprocher que la trouille d’être embarquée dans des trains vers l’inconnu fasse rimer son nom avec « naïf ». Petiot va rafler, mais au compte goutte, une dizaine de juifs de son quartier, et sa plus horrible facette est sans doute celle où on le voit discutant avec ses proies, les appâtant, leur établissant de faux documents, leur promettant la sécurité et la liberté en Argentine ou ailleurs, puis les conviant d’un geste de la main à entrer dans cette pièce, oui,, celle-là, pour un « vaccin » ou quelque mortel check up.


Petiot est la sécrétion d’une société où les frontières entre débrouille et roublardise, entre cynisme absolu et déni de la valeur humaine, sont abolies. Son geste n’est pas que métonymique de la Shoah (puisqu’il aura fait d’autres victimes que juives), il l’est du processus exterminateur dans son entier. La seule idéologie qu’il serve est le bénéfice d'un individu dérangé.


L’on en apprendra bien d’autres sur le personnage, comme dans ce stupéfiant chapitre 12 consacré au Hasard vaincu, la fumeuse théorie de martingales et de maîtrise des jeux, du pile ou face à la roulette, que le criminel échafauda durant sa détention avant d’être lui-même échafaudé… 


Pour traiter de cette affaire sordide et fascinante, Claude Quétel a travaillé en patient fouilleur d’archives ainsi qu’en conteur narquois. L’humour, le fatal humour qui se dégage de certains passages aberrants, l’autorisait à cette salutaire légèreté. Petiot n’a-t-il pas tenté de sauver sa tête en prétendant appartenir au réseau de résistance Fly-tox (sic) ? N’endossait-il pas une nouvelle identité avec autant d’aisance qu’un vieux pardessus, pour berner la police ?


Ce livre n’est pas qu’un essai supplémentaire sur l’une des célébrités du crime en France ; par ses nombreuses qualités d’écriture, la connaissance en profondeur d’une époque, une narration habile et haletante qui laisse s’épaissir l'opacité du personnage tout en lui permettant de se dérober à chaque page – c’est là le roman vrai du Docteur Petiot.


Frédéric Saenen


Claude Quétel, L’effrayant Docteur Petiot. Fou ou coupable ?, Perrin, mai 2014, 220 pp., 19 €.

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