Deuxième épée ou seconde chance ? Peter Handke s'émancipe

Du discours aux actes, il n’y a parfois qu’un pas : ici se sera une journée pour tenter de canaliser une envie soudaine, une pulsion irrésistible, un acte (presque) consommé d’avance donc… est-ce bien raisonnable d’aller jusqu’au bout ?
Peter Handke philosophe : voici le retour du grand homme de plume qui nous avait renversés, charmés, époustouflés – pour reprendre un terme d’un célèbre producteur de cinéma – avec l’extraordinaire Ailes du désir dont la lecture du scénario est tout aussi enivrante que la vision du film de Wim Wenders. Retour en grand pompe donc du prix Nobel autrichien dont on pourra regretter qu’il faille l’intervention du ministère de la culture (Autriche) pour financer la traduction, quand on voit les immondices qui polluent les étagères des librairies ; qu’un prix Nobel soit subventionné en dit long sur la qualité de notre approche de la lecture en France…
Ce roman décapant peut se voir comme le bréviaire du désespéré, un manuel de l’anti-Bien, reflet de l’âme de Philippe Muray qui nous hante tous, journal de l’ultime jour ou fantasme assumé d’un désir à jamais perverti dans son inaction ? L’art de la narration relève du savoir voir, ainsi Peter Handke nous dessine-t-il aussi bien les décors que les idées, les bruits que les sentiments, réactions aux assauts répétés du monde d’aujourd’hui qui ne marche pas uniquement à l’envers mais détruit de l’intérieur les Hommes, moutons volontaires voués à l’extinction. À moins d’une réaction. Qui n'a pas été follement habité par une envie de gifler l'opportun, de tuer l'intrus... perdant tout sens commun ? Un jour je commettrai vraiment un acte violent (ou peut-être pas) : lancer un bout de pavé d’époque royale sur la vitrine du club de yoga au coin de la rue, pour punir l’utilisation abusive de vers poétiques dédiés aux arbres, à l’autosuffisance et à la paix de l’âme, lardés de dictons indiens et tibétains tels que "accepter toutes les situations, toutes les émotions, toutes les actions, toutes les créatures", et entrecoupés de "prière d’arriver dix minutes en avance" et de "merci de retirer vos chaussures en entrant".
La dictature de la pensée, de la manière d’être, le contrôle intime s’affiche désormais aux yeux de tous dans un cynisme assumé. Le système détruit toute rationalité, bon sens et autre ressenti du réel au seul bénéfice du monde digital qui permet la propagande, la manipulation et le contrôle... Alors pour ne pas devenir fou, demeure la Littérature, aux côtés de la peinture et la musique, qui nous offre ces parenthèses de franche rigolade, de plaisir infini à pouvoir décortiquer cette idée d’agir, de venger l’affront, de s’affirmer, de lutter… Quoiqu’en avançant l’idée s’estompe la faisabilité d'une action forte tout en confirmant la rage qui ne s’épuise que par intermittence ; alors que faire ?
Entre Kafka et Gombrowicz, Handke tisse une œuvre désabusée qui souligne en négatif, tel le taille-doucier, la frontière ténue entre nos mondes si différents, ouvrant cet apport d’oxygène qui nous requinque et nous évite de finir en cellule, puisant dans ces pages magnifiquement écrites, la force de contenir nos frustrations et la joie de pouvoir laisser libre passage à nos émois si humains et paradoxalement prohibés en société.

François Xavier

Peter Handke, La deuxième épée – une histoire de mai, traduit de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes, coll. Du monde entier, Gallimard, octobre 2022, 130 p.-, 14,50 €
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