Philip Roth : ma vie est un roman

Il faudrait que tout change, pour que rien ne change – Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi, écrit Giuseppe Tomasi di Lampedusa – ainsi tout serait vrai si tout est faux, et vice-versa et déjà la tête tourne et Philip Roth se marre ; oui, je l’entends se gausser derrière les limbes qu’il a rejoint le 22 mai 2018, heureux de nous voir englués dans une tentative agiographique de démêler l’écheveau d’un prétendu fil rouge. Au lieu de nous laisser envahir par la puissance narrative, l’extrême douceur stylistique, l’humour ravageur, la vision précise et le ton net de ses romans décapants qui font de cette œuvre incontournable un élément majeur de la Littérature au même titre que Nabokov ou Racine… 

La Pléiade a fort justement entrepris de l’intégrer dans sa collection en octobre 2017 par un premier tome en respectant l’ordre chronologique de parution (1959-1977). Ouvrages qui, déjà, firent scandale et provoquèrent les premiers remous. Il faut dire, pour ceux qui n’ont pas encore eu la chance de savourer un de ses romans, que Roth est un tantinet insolent et ne rate pas une occasion de griffer, voire d’écorner, l’image officielle du Juif et de cette culture qui l’étouffe. S’ensuivront polémiques et procès d’intention qui ne feront que renforcer son lectorat et sa détermination, d’autant qu’il s’amusera de ces codes abscons dont il tordra le bras tout en œuvrant à dénoncer l’hypocrisie d’un système basé sur un racisme institutionnel… et une pudibonderie ridicule. Il faut dire que Philip Roth est un sacré boutentrain et un chaud lapin, autant dire un dévergondé pour l’Amérique puritaine des années 1960.

Entre poupée russe et kaléidoscope, Philip Roth navigue dans un sfumato narratif qui se joue des doubles : Nathan Zuckerman est une créature de papier qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau – double de Peter Tarnopol, qui n'est autre que le double assumé de Roth, vous suivez ? – mais que dire alors de Philip, nouveau personnage – de fiction ? – qui dialogue avec Zuckerman… on en perd son latin, c’est là toute la subtilité de l’humour yiddish ! Si je me décris comme impliqué, c’est qu’il ne suffit pas d’être présent. Ce n’est pas ainsi que je m’y prends. Compromettre un quelconque "personnage" ne me mène pas là où je veux être. Ce qui galvanise les choses, c’est de me compromettre. En un sens, cela rend l’accusation plus piquante, de se souiller soi-même, dixit Philip (mais lequel ?)
Masochiste ou schizophrène, Philip Roth ? Les deux, mon capitaine… 

Ainsi, plus les chiens aboieront plus la caravane ira son chemin, écrivain engagé en littérature n’est pas un métier de tout repos. On se souvient des sentences de Michel Leiris – que Céline résumait dans le fait de mettre sa peau sur la table – qui évoquent une écriture sans valeur si seule l’esthétique compte et que l’auteur oublie de se mettre en danger… Conférer une réalité humaine à son art que Roth adoptera dès ses premiers écrits et qu’il perfectionnera par la suite, donnant forme et consistance aux vérités de l’écriture impure par le moyen, paradoxal en apparence, de l’artifice théâtral (La Contrevie) ; allant jusqu’à oser un roman entièrement construit en dialogues (Tromperie).
Voilà donc un écrivain-acteur, sorte de Woody Allen du roman, qui simule, sur-joue, provoque, dérape… en un mot s’amuse ! 

Les ouvrages présentés dans ce volume, dans l’ordre de leur publication, montrent les étapes finales de la construction de ce somptueux "roman du moi" qu’élabore Philip Roth entre 1979 et 1991. Il débute par créer Nathan Zuckerman et élabore son histoire pour mieux l’inscrire dans l’Histoire : cela prendra quelques années et quatre livres. L’Écrivain fantôme où le jeune Nathan, écrivain de vingt-trois ans, cherche à être adoubé sous couvert de quête des secrets de l’écrivain admiré, choisi comme mentor. Il lui dérobe la silhouette d’une belle étudiante pour la travestir en Anne Franck réfugiée aux États-Unis sous une fausse identité puis invente un roman dans la nuit. Mais qui l’écrit ? Lui ou le fantôme de son mentor ?

Une douzaine d’année plus tard, il est un écrivain reconnu, c’est Zuckerman délivré, homme riche et adulé mais prisonnier de son image publique qui, finalement, ne tient pas compte de la littérature, en le considérant comme un produit de grande consommation. Son dernier livre est un scandale, on le traite de monstre – un parallèle audacieux avec La Plainte de Portnoy et ce qu’a enduré Philip Roth à sa sortie.
Le troisième opus, La leçon d’anatomie, reprend le fil quatre ans plus tard : Zuckerman est malade, personne ne sait ce qu’il a, il reste allongé chez lui. Il n’écrit plus, se fixe sur sa libido, boit, coule lentement vers les abysses de la folie. Puisque aucun médecin ne trouve son mal, il enfilera la blouse de soignant…
L’épilogue du cycle, L’Orgie de Prague, se passe derrière le rideau de fer : Zuckerman se rend en Tchécoslovaquie pour tenter de récupérer des nouvelles écrites en yiddish par un ami de son père, tué par les nazis en 1941. Là où la culture littéraire est tenue en otage, l’art de la narration s’épanouit oralement. À Prague, les histoires ne sont pas simplement des histoires ; c’est ce qu’ils ont à la place de la vie.

Zuckerman ressemblerait donc à Roth à s’y tromper ? S’y tromper, c’est bien ce qui intéresse le romancier épié, scruté par toutes les bonnes âmes, et qui s’amusera à consacrer un peu plus tard une brève comédie à l’art de la falsification, Tromperie ; mais avant c’est La Contrevie qui arrive sur les étals des libraires, véritable ouragan littéraire en réponse au postmodernisme américain incarné par Thomas Pynchon. Livre-brouillon, sorte de fourre-tout qui ne s’interdit rien, emboitant les destins alternatifs et parfois improbables des frères Zuckerman, Henry et Nathan, mettant ici, au cœur du volcan littéraire, l’épreuve des faits. Pontage coronarien, or not pontage ? Penser les risques ou accepter le traitement et attendre ? Qui survivra ? Rien n’est alors tenu pour acquis, l’un acceptant l’autre pas, l’un mourant, son survivant se découvrant trahi, etc. Et Roth renvoie une fois encore au procès de Portnoy en affirmant qu’inventer contre les règles c’est prendre le risque d’être soi-même inventé par son invention. Le créateur est tout autant créature que puissance de création.

Logiquement le roman suivant s’intitule Les Faits : Roth – lequel ? – sollicite Zuckerman pour un avis sur le manuscrit de son autobiographie. La créature accepte le défi et soumet l’écrivain au souci de vérité, mais laquelle ? L’écriture est jubilatoire, les voix s’entrecroisent dans un festival croustillant qui désarçonne et captive. Lecteur en grand écart dans un roman qui se fait avec ce qui se passe, ce que l’on est en train de lire, magie, folie, roman qui se fait donc de tout ce qui nous entoure, aussi bien dans le livre que dans le présent, cette pièce dans laquelle on lit : le lecteur serait-il aussi acteur de son propre roman ?

 

François Xavier

Philip Roth, Romans et récits (1979-1991), traduits de l'anglais (États-Unis) par Mirèse Akar, Jean-Pierre Carasso, Josée Kamoun, Maurice Rambaud et Henri Robillot et révisé par Aurélie Guillain et Philippe Jaworski, édition publiée sous la direction de Philippe Jaworski avec la collaboration de Brigitte Félix, Aurélie Guillain et Paule Lévy, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n° 663, Gallimard, février 2022, 1584 p.-, 69 € jusqu’au 30 juin 2022 puis 73 €

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