Le sel et la plaie : Philippe Djian sur la piste du désir

Retrouvant tout le sel qui fit d’Incidences l’un des meilleurs crus de la cuvée Djian, ce roman savoureux et pétillant d’intelligence narrative, cloue le lecteur sur son siège, non pas dans les dernières pages mais bien à l’avant-dernière ligne.
On posera ainsi le livre sur ses genoux le temps d’une longue réflexion introspective sur les desseins des Hommes et leurs dérives. Car si l’on ne peut s’empêcher, selon les directives d’Albert Camus, les affres de la libation sexuelle, même tarifée, auront tôt lieu de porter les destins vers les abords d’un gouffre bien trop grand dans lequel, immanquablement, on finira par tomber…

Nous sommes dans les faubourgs chics de Boston, Joan retourne au pays quinze ans après avoir quitté sa famille sur un coup de tête. Du haut de ses trente-deux ans, belle comme le jour, elle vient d’enterrer ses parents, morts d’un accident de voiture, et prend en charge son jeune frère Marlon, la vingtaine mais autiste, plongé le plus souvent dans sa musique ou à contempler les oiseaux dans le jardin. L’emploi du temps de Joan se déroule entre la gestion d’une boutique de fringues old-fashion et quelques clients triés sur le volet qui accepte de payer une petite fortune pour bénéficier de ses charmes…
Tout irait pour le mieux si un vieil ami de la famille ne venait s’inviter. Client d’abord – le premier à la faire jouir depuis cinq ans – puis fouineur dans les affaires de ses parents, militants écolo qui auraient surtout réussi à soutirer près d’un million de dollars à d’incrédules millionnaires soucieux de s’acheter une conscience. Le déroulé des journées va donc se tendre un tantinet…

Resserrant encore un peu plus sa narration, Philippe Djian déploie mille astuces pour nous ensorceler, capturant totalement notre attention : plus de tirets dans les dialogues, peu de détails décoratifs, le strict nécessaire, une ambiance au couteau proche d’Howard Hopper où un morceau de musique en dit plus long qu’un long descriptif à la Proust. Le fantôme de Carver surnage en contrôleur des états d’âme des personnages car ce sont bien eux qui incarnent cette farandole djianesque si particulière au style unique. John, le shérif adjoint dont l’intégrité se fragmentera au fil des nuits blanches dues aux cris de son nouveau-né ; Dora, l’associée-mère maquerelle et aussi mère de substitution ; Ann-Margaret, l’ancienne cover-girl recyclée en nounou car Marlon angoisse dès la nuit venue et qui va franchir le Rubicon en devenant sa maîtresse ; Howard l’ami des parents qui ne cherche pas que d’anciens papiers compromettant dans la cave…

La littérature est une musique de l’âme, un produit brut d’émotion couchée sur du papier, une partition spirituelle d’intensité variable dont la puissance des propos démontre la violence du quotidien, mais impose aussi cette vitalité qui pousse les Hommes vers des absolus. Et la pierre angulaire de toute l’œuvre de Djian est ici : la mort opposée au désir, le plaisir contre la mort, cette harmonie sexuelle qui fait que hommes et femmes dégoupillent et se comportent hors de toute mesure ; cette quête chimérique qui n’est pas pulsion de reproduction ou action reptilienne – comme certains psychologues aiment à la réduire – mais déploiement d’une émotion, affranchissement d’un possible enfin déterminé et accompli, d’une mainmise sur l’idée de contrôle de sa destinée, ce partir au-dessus du volcan dans les bras de l’Autre, cette légèreté infinie qui permet de marcher sur les braises…
Et rien, jamais, n’arrêtera ce désir dès lors que le partenaire qui participe de cette alchimie est démasqué, reconnu, et convaincu que c’est ici, et maintenant, que cela se joue…

En compositeur émérite et chef d’orchestre talentueux, Philippe Djian nous offre une symphonie noire à la beauté fragmentée, une leçon d’écriture au rythme ensorcelant. Un fragment de vie.

François Xavier

Philippe Djian, À l’aube, Gallimard, avril 2018, 192 p. –, 19 €

1 commentaire

 Bonsoir,

 

Les textes de Proust, surtout ceux portant sur la musique, n'ont rien de descriptif. En les lisant, ne sentez-vous pas ce mouvement spirituel d'attaque proche de celui, fascinant, de la buse ? Une quête vers l'expression de ce "centre mystique" qui, en réalité, n'existe pas ? Proust me semble bien loin de cet ensorceleur. Car, après avoir été ensorcelé, une fois le charme dissipé, vous n'êtes plus rien. La lecture du septuor me laisse toujours le sentiment intime et profond de séjourner enfin, comme dans un poème.

 

Mais, peut-être n'ai-je pas compris votre remarque. Auquel cas, veuillez m'en excuser.

Adieu.