L’œil mental de Stanley Kubrick ou Le cinéma au bord du monde de Philippe Fraisse

Attention ! Ce livre est brillant, intelligent, passionnant : une denrée si rare en nos contrées polluées par Marc Lévy et ses clones, qu’il convient de ne pas passer à côté, de s’y attarder, de savourer chaque goulée de mots pertinents si habillement dessinés dans ce flux pétillant qui envoûte tout autant qu’il nourrit notre appétit.
Voici donc une promenade au sein de l’œuvre de Stanley Kubrick mise dans une perspective humaniste et contemporaine par un jeune philosophe naturaliste qui vit dans le Lot-et-Garonne, loin du bruit des villes et de la fureur d’une société dans laquelle il ne se reconnaît plus - et il n’est pas le seul...

 

Le cinéma de Kubrick peut apparaître comme imprégné du pessimisme de Schopenhauer mais il s’inspire aussi de son esthétique : "l’image kubrickienne, qui est dans sa froide perfection représentation presque transparente du monde, s’efforce de matérialiser la rencontre désastreuse d’Homo et de ses artefacts. Il s’agit d’un cinéma aux prises avec l’actualité de l’espèce, qui n’est autre que sa possible destruction."
Ce cinéma-là stigmatise la mutation technologique en cours, et en signale le danger probable pour l’espèce humaine...
Oui, Kubrick a bien inventé la fin du monde, mais la vraie, "celle qui fait rire. Car la fin du monde fait rire. Kubrick a introduit l’apocalypse dans nos imaginaires, non pas comme un insipide scénario de politique-fiction mais comme la résultante toujours possible de quelques hasards", si bien que le miroir qu’il nous tend ose contrer le message publicitaire d’un monde meilleur pour demain, et afficher cette fin du monde comme un programme culturel incontournable. Une réalité imparable si l’on veut bien se donner la peine d’y réfléchir deux minutes.

 

 

Pourquoi ?
Parce que l’on a sous les yeux la preuve que l’on n’a rien appris du passé : le nazisme nous a pourtant bien démontré la finalité intime de l’homme dans sa quête de pouvoir. Si Kubrick est juif, il ne se sent en rien redevable ni partie prenante d’une communauté ; par contre, son cinéma est "un combat contre la part de l’hitlérisme qui a survécu à la défaite militaire de 1945."
Nous devrions être terrorisés par le progrès technique si nous étions un tant soit peu lucides. Car au-delà de la révolution industrielle et bien après les renaissances culturelles, l’Europe a fini par construire des fours crématoires et l’Amérique par lancer des bombes atomiques...
Tout cela fascine au plus haut point Kubrick pour qui la "question du nazisme est au centre de [sa] préoccupation esthétique du cinéma." Il place cet art à la hauteur de l’injonction de Benjamin et tente d’œuvrer de l’intérieur : "si les régimes totalitaires, qui sont notre avenir, ont su esthétiser la politique, il reste aux artistes à politiser l’esthétique. Tout œuvre d’art du XXe siècle serait alors une forme de combat ?

 

 

Oui, sans doute... certainement : il faut être redevable à Kubrick d’avoir conçu Docteur Folamour car il montre l’obsolescence de l’humanité que personne ne veut admettre sous prétexte de performances technologiques chaque jour poussées à l’extrême. La réalité de notre temps n’est pas dans le gadget informatique mais dans le fait que nous sommes après. Comme l’écrit G. Anders, Nous, fils d’Eichmann sommes devenus une biomasse que l’on peut éradiquer avec un simple insecticide. Notre corps est en voie d’extinction, bientôt nous ne serons plus que la partie visible d’une nef intersidérale insérée à son système informationnel. Puisque nous sommes après, l’humanité ne compte plus puisque seule l’évolution technologique régule la marche du monde intellectuel (iPad, 3D), industrielle (EADS, Toyota) et financier (titrisation, LBO).
Homo sapiens sapiens est en train d’écrire sa fin programmée et l’espèce humaine sera à ranger sur une étagère d’ici quelques siècles, donc demain à l’échelle de l’univers.
Entre temps, et sans Kubrick qui n’est plus là pour nous remettre face à nos responsabilités, la néodémocratie s’est imposée contre la dignité humaine, brisant les affects et les valeurs morales pour saccager en toute impunité les ressources culturelles et biologiques de la planète...

 

Sans doute est-ce la (ou les) raison(s) qui pourrai(en)t expliquer la fascination qu’exerce le cinéma de Kubrick, cette succession d’images sans tendresse ni affection pour les univers qu’il met en scène... Paradoxalement, Kubrick n’est que cinéaste - et c’est tant mieux ! Pas de fioriture, de message liminaire, seulement une mise en scène au cordeau, une image extraordinaire, une scénographie hors norme. Il ne délivre pas de message, il montre. "Le cinéma de Kubrick nous ouvre simplement à l’expérience de l’éternité, puisque l’éternité c’est l’aperception du faisceau des multiples vitesses d’écoulement du temps." De 2001 à Orange mécanique,sans oublier Shining, Barry Lyndon ou Full Metal Jacket, le cinéma devient une musique qui joue de nos perceptions internes à partir d’un substrat sonore mais, dans cet espace défini, Kubrick nous offre la possibilité de voir des couleurs : "il déspatialise le voir afin de le mentaliser".
"Les films de Kubrick ne doivent surtout pas se voir avec le seuls yeux de l’esprit, car ce sont des œuvres hypnagogiques qui impliquent une mise en sommeil des facultés analytiques de l’intelligence. [...] C’est un cinéma expérimental [...] au sens où chaque œuvre est un dispositif expérimental dont le spectateur est l’objet."

 

Si son cinéma s’articule autant autour de l’image, qu’il cherche toujours à lui donner la part belle, à rechercher la photogénie et la plastique des formes, c’est sans doute que le jeune Kubrick, dès l’âge de dix-sept ans, prit le parti de faire de la photographie son métier. Et dans cette expérience de l’image photographique il y a la révélation d’un désir de retour au mythe du monde tel qu’en lui-même à son origine. L’image filmée par Kubrick porte le spectateur - par le biais d’histoires secrètes - au-delà des mots. Le cinéma de Kubrick est poésie : ses films portent en eux de rares images de nature qui ont une puissance orphique telle qu’elles suffisent à planter le décor. Après, tout est question de dosage, de timing, de maîtrise du montage pour que les animaux, les nuages et le vent répondent présent aussi bien que les acteurs... A l’exemple de Barry Lindon qui est un "film enchanté, d’une beauté inouïe, qui relève davantage de l’expérience que du spectacle. Expérience des sens, expérience spirituelle, œuvre énigmatique et mélancolique, en un mot, rencontre."
Kubrick est un artisan de l’image, il la cisèle à l’infini et parvient à l’assembler dans une symphonie qui nous les montre "aussi étranges que celles d’un Moreau ou d’un Magritte. Cinéma modeste, profondément artisanal, dont tout le tapage médiatique n’est à la fois qu’une suprême ironie et une condition de survie. Cinéma inoubliable, donc poétique, images mémorables auxquelles nous devons rendre grâce d’avoir sauvé quelques beaux restes en ces temps de grande liquidation."

De 2001 à Eyes Wide Shut, le spectacle insensé du monde que Kubrick filme est mis à nu par un jeu de compensation : on ferme les yeux sur le spectacle insensé de notre société pour s’ouvrir à un monde intérieur, celui des mécanismes de notre être. "Tout film de Kubrick invite à ce passage du dehors au dedans." D’emblée, son dernier film, son testament, nous ouvre à la vérité sur cette œuvre axée sur l’occurrence entre réel et rêve, quotidien et désir. En cela, sa filmographie épouse la phrase de Friedrich qui résumerait parfaitement le projet de Kubrick : "Clos ton œil physique afin de voir d’abord le tableau avec l’œil de l’esprit. Ensuite fais monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit afin que son action s’exerce en retour sur d’autres êtres, de l’extérieur vers l’intérieur."
Alors Kubrick agira en conséquence, il osera tout : avec 2001 il dispersera dans nos imaginations les prémisses énigmatiques d’une quête enfin renouvelée, celle de la beauté. Un souci du beau disparu depuis la mort d’Yves Klein et Rothko qui emportèrent avec eux le "soudain dérisoire souci du beau". Mais Kubrick transgresse la mode et impose à la MGM ce film expérimental qui dépose sa beauté inouïe aux pieds du spectateur et révèle une quête jamais démentie. En effet, son cinéma sera un "scalpel qui découpe les costumes toujours neufs des puissants (et des puissances) de ce monde, qui les met littéralement en morceaux." Ironie sans doute mais au-delà de toute morale, de tout sarcasme, Kubrick est d’abord un styliste qui met notre monde sur le grill des faits et "avec une voracité saturnienne attend d’en énumérer de nouveaux états."

Les films de Kubrick ne sont pas des textes mis en images mais des assemblages savants destinés à produire du beau. Ses personnages ne sont pas là pour servir l’intrigue mais les artefacts d’une fable, les masques des forces universelles qui s’affrontent et se déchirent.
Oui, le cinéma de Kubrick est une cosmogonie poétique.
Trop bien ! comme dirait ma fille...

François Xavier

PS -

Les principaux films de Stanley Kubrick :
La baiser du tueur - 1955
L’Ultime razzia - 1956
Les sentiers de la gloire - 1957
Spartacus - 1960
Lolita - 1962
Docteur Folamour - 1964
2001, L’Odyssée de l’espace - 1968
Orange mécanique - 1971
Barry Lyndon - 1975
Shining - 1980
Full Metal Jacket - 1987
Eyes Wide Shut - 1999

 

Philippe Fraisse, Le cinéma au bord du monde - Une approche de Stanley Kubrick, Gallimard, coll. "L’Infini", juin 2010, 218 p. - 21 €

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