Sollers, Venise & l’art contemporain

Les années impaires Venise est encore plus insistante, lançant ses appels en lames de fond surgies des canaux ombragés pour m’inciter à replonger. Gouffre sans appel que cette tentation pérenne qui n’en démord pas et qu’il faut bien repousser, tenter tout le moins, car toute drogue dure n’est pas compatible avec l’idée que l’on se fait de son avenir. Nonobstant, tous les deux ans, j’avais l’excuse de la Biennale pour justifier d’inqualifiables désirs d’ailleurs… et puis la catastrophe arriva au fil du temps, goutte d’eau qui fait tout déborder, sentiment nauséeux d’un dégoût prononcé pour la laideur, l’insolence, l’effronterie affichées dans toutes ces pièces, formats, performances toutes aussi inutiles que vulgaires que certains marchands malhonnêtes tentent encore de faire passer pour de l’art, y adjoignant le mot contemporain histoire de faire mine de classifier l’innommable scandale qui persiste tant en salles de vente que dans les grands musées institutionnels. Vous êtes Chinois, vous avez vingt-cinq ans, vous stratifiez, gribouillez, salopez une toile de jute avant de la tendre sur un châssis et vous prétendez que cela vaut un million de dollars. Alors un crétin sorti du bois – ou en mal de blanchisserie – vous l’achète afin de le revendre six mois plus tard à un autre comparse ayant besoin de justifier une grappe de zéros supplémentaires venus se greffer, comme par miracle, sur le solde de son compte en banque. Bref, il n’y a plus d’art contemporain mais un marché de dupes. Les derniers artistes issus des décombres de l’art moderne, école de Paris, et autres mouvements nés à la fin du siècle dernier sont méprisés, oubliés ou parfois, comme Marfaing depuis quelques temps, ou Olivier Debré dernièrement, remis un peu sous les lumières pour tenter de cautionner toutes les cochonneries que des Koons et autre Hirst présentent comme étant des œuvres d’art…

 

Ainsi donc, me voilà à l’arrière d’un motoscafo, décoiffé par le vent de la lagune qui me distille ses fragrances marines dans les narines et le miracle, une fois encore, s’accomplit. Puis San Michele s’imprime sur l’horizon, pensée émue pour Stravinsky et Pound et déjà, dans une courbe large et jaillissante d’écume, le Riva s’engage vers Isola dell Rose, mon camp de base pour les trois prochains jours. Une petite valise, et un seul livre : le Dictionnaire amoureux de Venise de Philippe Sollers, qui dormait sur une étagère en attendant le propice prétexte pour l’ouvrir.

 

Mais déjà cela devient insupportable à certains endroits, et je ne parle pas de San Marco que tout amoureux de Venise prend grand soin d’éviter, non, je suis dépité par la vulgarité et la laideur des affiches de propagande que les organisateurs et certaines galeries affichent jusque sur la façade du chantier de restauration du Rialto. Grotesque ! Il faudrait en rire, je décide d’en rire et je chasse alors, par la magie d’une décision immédiate et d’une volonté sans faille : je n’irai pas à l’Arsenal perdre mon temps à célébrer l’art contemporain. D’ailleurs, n’est-ce pas l’Accademia qui se dresse au loin, dans l’alignement du pont ? Giorgione et sa Tempête mérite mieux qu’une messe tous les deux ans ; sans parler des dizaines d’autres toiles peintes par Bellini, le Titien, Guardi, Tiepolo (ah la féérie de L’Enlèvement d’Europe)… qui dorment dans ce lieu chargé d’histoire. Voilà donc ma première journée cochée sur mon Moleskine. Je vais aller les réveiller, et mes yeux de même, qui sont en quête de beauté, de spiritualité, de sérénité, et non de réclame marketing pour bobos à la mode.

 

Le lendemain sera consacré à la Scuola San Rocco, l’église du Tintoret, avec ce plafond hallucinant qui vous faisait tordre le cou jadis, et que l’on observe désormais tout tranquillement à l’aide d’un large miroir grossissant. En ces temps bouleversés où se fissurent nos origines sous les annonces mensongères et répétées de personnages incultes et vendus, se plonger dans l’interprétation virtuose du récit biblique par un homme qui visualise certains chapitres, comme le soulignait Ignace de Loyola, réchauffe l’âme et le corps qui, malgré la canicule, n’en demeure pas moins glacé d’effroi face à tant de bêtise déployée pour renier deux mille ans d’une civilisation. Qui pourrait oublier les toiles, fresques et plafonds qui ne sont qu’une seule et même messe passionnée ? Car Tintoret est un prophète.

 

Dîtes-moi, ce Tintoret, cette Tentation du Christ, à San Rocco, je crois, cet ange aux seins gonflés, avec des bracelets, un démon pédéraste et qui tend, avec une concupiscence lesbienne, des pierres à Jésus, on n’a rien fait de plus pervers… Chaste et sensuel, brutal et cérébral, volontaire autant d’inspiré, sauf la sentimentalité ; je crois qu’il a tout connu, ce Tintoret… […] Ses dieux tournent, tournent, ils n’ont pas le paradis calme. C’est une tempête, ce repos…

Cézanne.

 

Avant de rentrer, en liaison directe avec la réalité plus contemporaine, si j’ose dire, un crochet par la fondation Peggy Guggenheim qui occupe le palais Venier dai Leoni, où l’on oubliera qu’il s’agit aussi d’un cimetière… pour chiens (ses quatorze babies), et l’on retrouve avec bonheur les Magritte, Dali, Ernst, et autre Kandinsky mais, cette fois-ci, l’objet de la visite ne sera pas pèlerinage mais découverte : ATTENTION un Pollock peut en cacher un autre ! Jackson avait un frère, Charles ! Hé oui, et quel peintre de la lumière, ses encres incitent à dresser un parallèle avec Zao Wou-Ki et Chu Teh-Chun qui, à des milliers de kilomètres de lui, iront voir dans la même veine quelle matière pourrait leur révéler l’éclat des profondeurs. Tout comme les jeux de couleurs sur des jaillissements saccadés invitent à se rapprocher de Georges Mathieu. Exposé pour la première fois en Europe, Charles Pollock s’affirme donc, des années après sa mort, comme un peintre qui comptera, contemporain, lui, de cette peinture qui n’a que faire des dates. Les frères Pollock et Giorgione sont à Venise, et y resteront, aspirés par l’effervescence de l’art en sa beauté, et résisteront au lavage du temps qui aura tôt fait de noyer Koons et Cie dans les rejets pestilentiels des machines à faire penser qui se démoderont aussi vite qu’elles virent le jour.

 

Motoscafo dans l’autre sens, un vol retour depuis Marco-Polo et Orly déjà se distingue par l’inefficacité de son accueil, retour en France, un bien drôle de pays qui marche sur la tête, pendant combien de temps encore ?


François Xavier


Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, dessins d’Alain Bouldouyre, Plon, octobre 2004, 486 p.- 22,00 euros

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1 commentaire

Bernard de Souzy

Monsieur, merci de vos mots sur Charles Pollock, mon père et de votre lien aux Archives. Vos mots, votre reconnaissance. Précieux. Francesca Pollock