Sollers, Venise & l’art contemporain

Ainsi donc, me voilà à l’arrière d’un motoscafo, décoiffé par le vent de la lagune qui me distille ses fragrances marines dans les narines et le miracle, une fois encore, s’accomplit. Puis San Michele s’imprime sur l’horizon, pensée émue pour Stravinsky et Pound et déjà, dans une courbe large et jaillissante d’écume, le Riva s’engage vers Isola dell Rose, mon camp de base pour les trois prochains jours. Une petite valise, et un seul livre : le Dictionnaire amoureux de Venise de Philippe Sollers, qui dormait sur une étagère en attendant le propice prétexte pour l’ouvrir.
Mais déjà cela devient insupportable à certains endroits, et je ne parle pas de San Marco que tout amoureux de Venise prend grand soin d’éviter, non, je suis dépité par la vulgarité et la laideur des affiches de propagande que les organisateurs et certaines galeries affichent jusque sur la façade du chantier de restauration du Rialto. Grotesque ! Il faudrait en rire, je décide d’en rire et je chasse alors, par la magie d’une décision immédiate et d’une volonté sans faille : je n’irai pas à l’Arsenal perdre mon temps à célébrer l’art contemporain. D’ailleurs, n’est-ce pas l’Accademia qui se dresse au loin, dans l’alignement du pont ? Giorgione et sa Tempête mérite mieux qu’une messe tous les deux ans ; sans parler des dizaines d’autres toiles peintes par Bellini, le Titien, Guardi, Tiepolo (ah la féérie de L’Enlèvement d’Europe)… qui dorment dans ce lieu chargé d’histoire. Voilà donc ma première journée cochée sur mon Moleskine. Je vais aller les réveiller, et mes yeux de même, qui sont en quête de beauté, de spiritualité, de sérénité, et non de réclame marketing pour bobos à la mode.
Le lendemain sera consacré à la Scuola San Rocco, l’église du Tintoret, avec ce plafond hallucinant qui vous faisait tordre le cou jadis, et que l’on observe désormais tout tranquillement à l’aide d’un large miroir grossissant. En ces temps bouleversés où se fissurent nos origines sous les annonces mensongères et répétées de personnages incultes et vendus, se plonger dans l’interprétation virtuose du récit biblique par un homme qui visualise certains chapitres, comme le soulignait Ignace de Loyola, réchauffe l’âme et le corps qui, malgré la canicule, n’en demeure pas moins glacé d’effroi face à tant de bêtise déployée pour renier deux mille ans d’une civilisation. Qui pourrait oublier les toiles, fresques et plafonds qui ne sont qu’une seule et même messe passionnée ? Car Tintoret est un prophète.
Dîtes-moi, ce Tintoret, cette Tentation du Christ, à San Rocco, je crois, cet ange aux seins gonflés, avec des bracelets, un démon pédéraste et qui tend, avec une concupiscence lesbienne, des pierres à Jésus, on n’a rien fait de plus pervers… Chaste et sensuel, brutal et cérébral, volontaire autant d’inspiré, sauf la sentimentalité ; je crois qu’il a tout connu, ce Tintoret… […] Ses dieux tournent, tournent, ils n’ont pas le paradis calme. C’est une tempête, ce repos…
Cézanne.

Motoscafo dans l’autre sens, un vol retour depuis Marco-Polo et Orly déjà se distingue par l’inefficacité de son accueil, retour en France, un bien drôle de pays qui marche sur la tête, pendant combien de temps encore ?
François Xavier
Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, dessins d’Alain Bouldouyre, Plon, octobre 2004, 486 p.- 22,00 euros
1 commentaire
Monsieur, merci de vos mots sur Charles Pollock, mon père et de votre lien aux Archives. Vos mots, votre reconnaissance. Précieux. Francesca Pollock