Désir : Sollers, le double-voyant

Délaissant les frasques philosophiques de son alter ego, S., Philippe Sollers s’invite dans une vraie-fausse biographie de Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), passé, d’une certaine manière, à la postérité sous l’habit du Philosophe Inconnu alors que nous lui devons l’Illuminisme, rien de moins ! de là à croire que Rimbaud l’ait croisé d’une manière l’autre, il n’y a qu’un pas… augustement franchi par notre chroniqueur-narrateur.

Analyse vitriolée du quotidien en parallèle des possibles interventions divines du Philosophe, Sollers nous conduit, comme à son habitude, à pleine vitesse pour nous dérouter sans nous laisser le temps de respirer, ça fuse, ça gicle, ça cogne (le paragraphe sur la célébration du clitoris est un régal) … C’est physique la littérature, on vous l’a déjà dit, même si elle mène aussi au paradis des bonheurs terrestres si rares qu’il est inconvenant de les dénigrer ou de s’en détourner, quel qu’en soit la raison : il n’y a qu’à relire deux des quatrains d’Omar Khayam – sans doute écrit dans la région de Nishapur, au XIe siècle.

La torche de la rose s’est allumée dans les près en fleurs,
Mettons-nous près du fleuve avec une guirlande de filles aux yeux noirs.

 

L’Illuminisme dérange l’ordre établi par le nouvel être humain post-moderne, mâle ou femelle, contemporain de l’intelligence artificielle (qui lui imprime la flemme de réfléchir par lui-même) et de l’immersion dans le numérique (qui le rend esclave des machines et pions sous surveillance policière). L’Illuminisme  serait donc dangereux, il serait la source d’un nombre incalculable de victimes ? Tant mieux. Les victimes veulent être victimes, et tous les charlatans veulent être punis. Ils le sont, la plupart du temps, par eux-mêmes. Ici, la folie rôde, les suicides abondent. Au contraire, là où le vrai désir est maintenu, l’illumination devient une science quotidienne, où chaque chose arrive à son tour.

Le dieu ultime, celui qui libère l’espace pour le jeu du temps, n’est plus Créateur ni Procréateur, les machines l’ont remplacé et la planète queer aux identités variables et multiples saturent le Spectacle qui tourne en boucle, entre chaînes d’information en continu et réseaux sociaux… Car aujourd’hui, le grand penseur à la mode s’appelle Novaleur. Ecoutez la rumeur : tout le monde, à droite, à gauche, au centre, vous parle de "nos valeurs". Novaleur a réponse à tout, il sait distinguer les valeurs rationnelles des valeurs raisonnables […] Novaleur est l’héritier naturel d’une grande tradition en ruine.
Reniant nos racines pour mieux épouser le mondialisme débile et l’antiracisme abscons nous nous perdons dans des luttes qui ressemblent plus à des caprices qu’à un réel dessein humaniste dont les ordinateurs qui contrôlent l’économie se fichent royalement. En nivelant cultures, races, religions, peuples et nations, la pensée, qui est un geste, plus ou moins entravé par les entourages et les habitudes se voit insultée dès lors qu’elle refuse le consensus. Il est interdit de penser autrement que la pensée unique !

Fuir alors, dans la beauté de la peinture, dans le silence de la musique, dans l’illumination pour recouvrer les qualités que l’ancienne théologie reconnaissait aux corps glorieux après la résurrection : impassibilité, clarté, agilité, subtilité. Délire ? Bien au contraire, à l’heure de l’enfant pour tous qui alimente le trafic mondial sur fond de chasse aux gamètes, le Philosophe – le Sage, pourrions-nous aussi bien le nommer – persévère dans son raisonnement car il sait qu’il n’y a qu’un seul antidote puissant au délire : le désir.

François Xavier

Philippe Sollers, Désir, Gallimard, mars 2020, 144 p.-, 14,50 €
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