"Pas son genre" de Lucas Belvaux : chacun son Kant à soi

L’un est professeur de philosophie parisien (avec le petit pull et la petite écharpe). Autant dire qu’il travaille du chapeau, se pose des questions existentielles, et jette un regard circonspect sur le monde qui l’entoure. En langage populaire on appelle ça un intello prétentieux. Lui préfère se considérer comme un observateur attentif, défenseur de Kant plus que de la veuve et de l’orphelin.


Elle est coiffeuse. Blonde de surcroît. Autant dire qu’elle affiche des airs un peu nunuches, se contente de lire des ouvrages ne lui fatiguant pas les neurones et se promène dans la vie avec une décontraction ravageuse, préférant le karaoké aux joutes philosophiques. En langage populaire on appelle ça une gentille fille, avec un sourire narquois sur l’adjectif. Elle préfère se considérer comme une femme qui mord la vie et n’a pas honte de le dire.


Tout cela ne constitue que les apparences, les façades, qui vont se lézarder au contact du quotidien. Le zélé prof est muté à Arras. Ö tragédie ! N’ayant sans doute jamais vu Bienvenue chez les Ch’tis (un film populaire, berk !) craint de ne pas s’en remettre. Il n’a qu’une hâte : terminer son année scolaire pour aller respirer l’air si vivifiant de la capitale. Mais dans cette ville du Pas-de-Calais où naquit Robespierre, il tombe sous le charme de la femme aux ciseaux. Il la séduit. Elle en tombe amoureuse. Mais leurs relations ne vont pas couler comme eau de source : ils ne sont pas du même monde.


Cette trame était racontée dans un roman de Philippe Vilain (Grasset) avant d’être transposée sur grand écran par Lucas Belvaux.


« Dans le livre, explique ce dernier, tout est raconté du point de vue de Clément. On ne sait de Jennifer que ce qu’il en raconte. Je trouvais ça un peu dommage et j’ai voulu rééquilibrer les rapports entre eux. J’ai aussi voulu éviter le côté introspectif : il commentait constamment et ça donnait un côté froid et distant. Les coiffeuses ont détesté ce livre !… Pour moi, il s’agit de l’histoire d’un homme qui passe à côté de la femme de sa vie. Il est dans l’incapacité de s’engager sur le long terme. »


Pour incarner ce couple, Belvaux a fait appel à Emile Dequenne, la plus souriante des actrices françaises (d’autant qu’elle est belge) et à Loïc Corbery auréolé par le faux prestige que lui confère son appartenance à la Comédie Française (qu’il défend d’ailleurs bec et ongles !).


« Le film raconte deux personnages opposés qui vont se révéler complémentaires, souligne Belvaux, c’est pourquoi j’ai voulu deux acteurs aux parcours très différents. Emilie a commencé très jeune au cinéma et a appris sur le tas. Elle a acquis une technique du cinéma qui la dégage de toute contrainte. Cela forme des acteurs singuliers. Loïc vient du théâtre, ce qui l’a amené à avoir une maîtrise absolue des grands textes. Il est capable de dire des passages de Giono, Proust ou Baudelaire en les gardant beaux et clairs. Il me fallait un acteur comme lui pour jouer Clément. »


Ces passages se retrouvent dans le film, le prof aimant faire la lecture à haute voix. On a les plaisirs qu’on peut.


Quid de cette coiffeuse, mère de famille, aimant la vie et la fête, attachée à ses amies ?


« Jennifer incarne l’image de la femme épanouie, passionnée, amoureuse, estime Emilie Dequenne. Elle n’accepte pas tout. Elle a quelque chose de très moderne et de très féminin. On a tous envie de lui ressembler, de partager sa joie de vivre. J’ai beaucoup de points communs avec elle : j’aime m’amuser et je suis très liée à mes enfants. Son discours sur la beauté résonne en moi, je suis donc moi aussi assez kantienne ! [pour comprendre cette subtilité, il est indispensable d’aller voir le film !] »


Au fond, cette romance a problèmes repose sur les sempiternelles différences de classe. Peut-on aimer à long terme quelqu’un qui n’est pas de son monde ? Lucas Belvaux n’y croit pas une seconde. Les exemples qu’il a eus autour de lui ce sont tous terminés par des fiascos. Comme si l’usure du temps nous renvoyait à nos mauvaises habitudes, nos mauvais principes forgés durant l’enfance.


« Jennifer et Clément sont bien dans leurs classes tant qu’ils n’en sortent pas, dit Lucas. C’est une histoire d’amour asymétrique, une fracture sociale, une frontière culturelle. De plus, même s’ils ont le même âge, ils n’en sont pas au même point de leurs vies. Lui est en pleine ascension alors que pour elle le temps passe très vite. »


Peut-on s’aimer sous le ciel plombé d’Arras ? Peut-on s’aimer quand on ne vient pas du même monde, qu’on ne partage pas les mêmes passions, les mêmes envies du quotidien ? Peut-on s’aimer quand on se pose trop de questions ?


Reste à savoir si ce film va plus passionner les intellos que les coiffeuses. Les amateurs d’Emilie Dequenne, eux, seront aux anges. Sans elle, le film s’écroulerait.


Philippe Durant


PAS SON GENRE

De Lucas Belvaux

1h51 – sortie le 30 avril 2014

1 commentaire

Oui, sans Emilie Dequenne, ce film serait ennuyeux. Une grande actrice, comme on en fait peu.