Conjurer l'insoutenable?

Yves Citton, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’université de Grenoble III et codirecteur de la revue Multitudes, propose une alternative à la « politique du pire » qu’il observe depuis quatre décennies – ainsi que des explications simples à ce qui nous mine. Pour lui, « les crises à répétition que nous vivons depuis un demi-siècle ne sont pas le symptôme d’un ralentissement (économique) mais d’un fourvoiement écologique ».

Assurément, la direction prise par nos sociétés relève de ce qu’il appelle « l’ insoutenable » : saccage environnemental, salariés condamnés à choisir entre burn out ou chômage, « engagement maximal exigé des employés et engagement minimal des détenteurs de capital », vies marchandisées et soumises « au seul couperet de la logique comptable », « allègement fiscal sans précédent accordé aux plus riches », double production de richesses inouïes et d’appauvrissements insupportables, fétichisation de la compétition à mort et de la concurrence prétendues créatrices de « valeur sociale », etc. . « Il n’y a pas, pour demain, de développement durable – pas plus que d’érection perpétuelle. Il y a, aujourd’hui, l’insoutenable… ».

 

 

 

Rien que la Terre…

 

Comment avons-nous pu en arriver là ? « Un des grands acquis de l’histoire du XXe siècle (dans les pays riches du Nord) est à situer dans les mécanismes assuranciels socialisés qui ont constitué, à travers l’Etat-providence, autant d’ atténuateurs de pression – envers les jeunes, les personnes âgées, les accidentés, les malades,  les handicapés, mais aussi envers tous ceux qui, éduqués, riches et en bonne santé, ont pu bénéficier des bienfaits quotidiens d’un environnement social relativement pacifié. La dérive néolibérale des quarante dernières années apparaît rétrospectivement comme fondée, dans tous les domaines, sur des dynamiques de prime à l’inégalité. ».

Pour remettre en place ces atténuateurs de pression mis à mal par une économie de profit, Yves Citton propose de dé-primer ces inégalités exacerbées par les « effets pervers de la compétition » (« tout le gâteau va au gagnant ») par une fiscalité plus progressive sur les hauts revenus, une taxation des transactions financières et l’instauration d’un revenu universel « assurant à chacun un plancher de subsistance garanti, indépendamment des aléas du marché de  l’emploi » - ce qu’il appelle une « macropolitique des pressions » dont il se doute qu’elle ne s’imposera pas « par la seule force des arguments »...

Pourtant, la course de vitesse est engagée entre l’émergence d’un embryon de  « conscience collective humaine », l’instinct de survie et la catastrophe finale qui se rapproche sur une planète surexploitée en passe de devenir notre radeau de la Méduse si nous n’apprenons pas à y cultiver le « comme-un »… Finalement, « pourquoi on vit » ?

 

 

Ces images intenables qui nous affectent

 

Aujourd’hui, dans notre société du spectacle permanent, « le modèle emblématique est celui de la « Jeune Fille » - multipliée à l’identique sur les couvertures des magazines, collée sur tos nos murs par les affiches publicitaires…

Mais que nous dit cette « Jeune-Fille » sur nous-mêmes en une époque où les médias « savent répandre des images comme on lance des cellules cancéreuses dans un organisme » ? « C’est elle que nous désirons tous (être), hommes ou femmes, dans nos rêves télévisés de beauté irrésistible et de jeunesse éternelle » - elle fait miroiter envies de consommation, idéaux de comportement au-dessus de nos moyens, nous poussant à « nous fixer des objectifs inatteignables (et donc frustrants) en nous identifiant à des images intenables »…

Bref, « la Jeune-Fille est symptomatique de notre époque en ce qu’elle est une image intenable, qui finit par épuiser les désirs du sujet à force de les exacerber » - elle ne peut se concevoir que jeune, préservée de tout questionnement, à commencer par celui de sa mortalité, nous sommant de «  nous maintenir à la hauteur des images du Spectacle » - quitte à affronter le naufrage des populations ainsi aimantées, venues échouer sur les rivages du désirable...

Si  l’insoutenable pèse sur tant de vies, il n’en est pas pour autant une impasse – et l’humain se caractérise par son ambivalence essentielle… L’essai d’Yves Citton se veut « le premier pas vers un avenir non seulement soutenable mais exaltant » - pour peu qu’une « volonté collective opérationnelle » prenne le relais à partir d’une série de pressions à exercer dans un esprit d’ « insurrection par l’œuvre » et de gestes de renversement pour aboutir à des « formes soutenables de vivre ensemble » en explorant lignes de fuite et « potentiels de déviation » : « Apprendre à faire pression pour contrer les pressions qui menacent d’étouffer notre créativité est certainement l’urgence du moment ». Un livre à ouvrir comme une « alternative à la politique du pire » pour desserrer l’étau, inverser des flux et réécrire envers et contre tout le « scénario du meilleur » ?

 

Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, 216 p., 17 €

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